dimanche 27 décembre 2009

La punition selon Jeanne

Il était une fois, Mademoiselle Mersauter, institutrice de Juliette, en classe de CM1. Du haut de sa taille de petite fille de 9 ans, Juliette avait constaté que cette vieille demoiselle avait de très très grosses fesses et, par l'intermédiaire d'un dos extrêmement cambré, une énorme poitrine qui semblait venir en contrepoids . Afin d'assurer l'ordre et la sécurité lors des déplacements dans l'école, Mademoiselle M. avait organisé des colonnes d'élèves, chacune ayant une place immuable dans le rang. Suivant le protocole idoine, Juliette tenait son poste au premier rang du cortège, avec sa camarade Laurence. Melle M. quant à elle, guidait sa troupe en tête de file en se dandinant lourdement. En gravissant les escaliers, le balancement régulier de la masse grasse et flasque à mesure de l'ascension des marches, devenait menace. Laurence et Juliette, de façon prudente, laissaient entre l'institutrice et elles une distance de sécurité de quelques marches, et progressaient lentement car Melle M. souffrait de difficultés respiratoires.
En fonction de leur petite taille, les yeux des petites filles, lorsqu'elles levaient la tête dans les escaliers, ne pouvaient manquer de fixer l'apophyse postérieure aux proportions monstrueuses. Par ailleurs, Melle M. était une institutrice très sévère, qui se moquait facilement des élèves, ce qui ne contribuait pas à la rendre sympathique aux yeux de Juliette.
A ce moment du récit, Juliette recherche le prénom de Melle M., et ne s'en souvient pas immédiatement. Les "maîtresses" d'alors n'étaient pas appelées par leur prénom. S'agirait-il de la rendre plus familière et bienveillante après tant d'années ? Juliette sent que le prénom émerge parmi d'autres réminiscences."Jeanne" s'esquisse, s'affirme. C'était elle : Jeanne.
Plus jeune, Juliette était déjà prompte à la critique verbale, mais elle utilisait également l'outil graphique, caricaturant, avec plaisir et constance les personnes qu'elle appréciait le moins.
A ce titre, Jeanne, ses grosses fesses et ses gros seins, furent régulièrement exécutées à l'arme graphite. L'erreur fut de laisser des brouillons de ces caricatures très explicites dans la poubelle de la classe.
L'institutrice les y trouva, les en sorti, y vu tout, surtout ce qui sautait aux yeux, et même la signature de Juliette, fièrement apposée au bas de l'une des oeuvres, la plus explicite sans doute.
Commença alors pour Juliette une difficile semaine de représailles. Jeanne mua en tarasque , Juliette fut punie terriblement, l'école toute entière sentit le souffre. Reléguée au dernier banc au fond de la salle, la prescription fut simple : Rédaction continue. Du matin au soir durant une semaine, Juliette fut contrainte d'écrire une phrase unique "je ne dois pas caricaturer la maîtresse". Tout en la privant des autres cours, l'institutrice savait solliciter régulièrement le sadisme latent des autres élèves pour fustiger l'exclue et contribuer activement à la terroriser. Les leçons, que Juliette entendaient tout en accomplissant sa tâche punitive, semblaient particulièrement attrayantes. La pénitente y voyait un zèle inattendu de l'institutrice lancée dans une croisade vengeresse.
Juliette s'acquitta péniblement de cette tâche qui resta profondément tatouée au porte-plume dans son histoire. Pour cette raison sans doute, sa signature, pièce à conviction éminemment dangereuse, se cache aujourd'hui derrière un pseudonyme, garde fou des mots dits.

dimanche 20 décembre 2009

La mariée de papier

A l'occasion de leur 40ème anniversaire de mariage, Edgar et Gerda m'ont commandé une création personnelle, sur le thème des épousailles, des très longues épousailles. Gerda et Edgar ont vécu ensemble si longtemps que jamais je n'arriverai à fêter cette étape, même si j'avais l'audace de convoler demain. L'histoire m'ayant confirmé, hélas, à plusieurs reprises mon incompétence sur le thème, je me sentais, à priori, dans un état d'esprit confus, brouillon, maladroite dans ce projet. Incertaine du résultat, j'étais pourtant prête à vivre l'expérience.

J'ai trouvé un morceau de planche, fragment d'une étagère déclassée qui pouvait être mon premier élément de base et semblait approprié pour servir de support à mes divagations. Je me suis installée par terre, comme j'aime l'être : au sol. J'ai étalé autour de moi des matériaux divers qui pouvaient m'être utiles dans la tâche, des composants qui me sont familiers : des papiers, des catalogues, des tissus, rubans, de l'acrylique, de la colle, des pastels, des bouchons, des morceaux de miroirs, quelques pinceaux... La mémoire ne me fait pas défaut lorsque l'émotion domine, voici donc ce dont je me souviens..

J'ai ébauché un tableau de matières collées

Sur le thème imposé du mariage :

La fiancée, au crayon à peine esquissée ,

Disparu sous les lambeaux déchirés des pages.

Affublée d'une robe de dentelle ancienne

parsemée de bris de miroirs aux alouettes

De larmes de peine, de fragments de porcelaine

De grains de poivre noir, de poudre d’escampette,

Ses diverses strates furent fixées au vernis-colle.

Pour juger l'ouvrage, je me suis levée du sol.

La composition était lourde. L'effet grossier

peinait à confirmer au thème son intérêt :

Epousée pour la vie, la princesse éphémère

était affublée d'une pesanteur outrancière,

J'éprouvais une folle envie de tout arracher

Ce que je fis. Sous les épaisseurs des matières,

La fine esquisse au crayon graphite émergeait

Dans les égratignures du carton agressé.

Je tenais sous la pulpe de mes doigts caressants,

La dernière mariée, celle qui m’avait échappée.

lundi 14 décembre 2009

A l'origine

Juliette est née dans les Vosges, à Saint-Dié, dont les habitants sont les très précieux déodaciens. Ses parents, alors qu'elle n'avait que 6 mois, ont migré vers l'Alsace. Il suffisait de passer un col pour quitter la France de "l'Intérieur", et sa profondeur. De l'autre côté, l'Alsace cette zône de France dont on doute, selon l'époque considérée, qu'elle soit française. La frontière fut donc définitivement franchie le 6 décembre 1972 par le col du bonhomme, et Juliette commença ainsi sa deuxième vie, celle qui détermina quelques combats futurs, la propulsant ambassadrice de la choucroute, défenderesse des manalas et disciple plus ou moins assidue de l'organisation (achchchchhhhh, l'orkanizassion).
Dans la cour de l'école maternelle, déjà, il lui était difficile de faire valoir ses origines. Etre Vosgienne, même si cela relève aujourd'hui de réminiscences agréables qui fleurent bon le lard, la myrtille et la randonnée sur les crêtes, c'était surtout appartenir à un autre monde, celui de la France de "l'intérieur". Juliette ne faisait pas état de son origine extra rhénale, mais s'entourait involontairement de camarades qui n'étaient pas nées alsaciennes, des émigrées. Evidemment personne ne s'y trompa jamais, même le nom de famille de Juliette ne pouvait lui servir d'ausweiss.
Si L'Alsace est rapidement située sur une carte imaginaire par le tout un chacun, les Vosges semblent tomber sous le coup de l'approximation médiocre. Et comble de l'ironie, Saint-Dié est aujourd'hui la capitale (mondiale) de la géographie.
Aussi, à l'adolescence, comprenant qu'affirmer son identité vosgienne relevait de l'art abstrait, elle préféra limiter les silences emplis de doutes et se déclarer alsacienne. Le "t'es née où ?"qui règlait habituellement un niveau de complicité avec ses nouveaux camarades, ne se soldait plus par un mystérieux "je suis déodacienne", mais par un franc, clair et compréhensible :" je suis alsacienne".
Le commun des mortels s'en satisfit. Si l'on ne prêtait pas attention à l'accent local dont Juliette était parfaitement dépourvue, cette résolution consensuelle permettait aux curieux d'errer avec volupté dans les images de choucroute, de maisons à colombages géraniomisées de la cave aux toits, de foire de Noël que l'on parcourt un verre de vin chaud entre les moufles, et de s'y sentir comme un coq en bäckehoffe.
Charles, son grand père, lui qui avait abandonné son adolescence, une partie de sa capacité respiratoire et une bonne dose de philanthropie dans la boue des tranchées de Verdun, ne lui aurait jamais pardonné ce raccourci félon.
Comme tous les jeudis Juliette a rendez-vous avec Pierre dans ce petit café de la "place du chai"pour y partager les petits riens de leur semaine. Journaliste et ami de Juliette, Pierre partage son plaisir de l'écriture et lui avait demandé de rédiger un texte sur le thème des origines. Juliette lui décrit son embarras : ce récit est en attente de clôture depuis quelques mois. La fin frémit, là, sous ses doigts, mais ne prend pas forme. Juliette avait envie d'un dénouement en ouverture sur un autre monde, sur d'autres possibles, comment finir un texte sur l'origine ? Elle aime sentir la fin glisser subtilement sous ses doigts, s'esquisser, puis peu à peu se dessiner et s'imposer, après quelques heures, ou quelques semaines d'affinage, comme un soulagement, une évidence, une libération après un temps de peine et de plaisir mêlés, à rechercher le sens, la justesse des mots dans le récit.
Mais cette fin-là ne se révèle pas, et la chute reste indéfiniment suspendue, et respirante, en silence.

jeudi 9 juillet 2009

La queue d'une nouille

Martine déteste son prénom. C'est la raison pour laquelle elle choisit de mettre en scène Juliette lorsqu'elle enfile son costume de postière pour écrire sur son blog. Juliette lui permet aussi de mélanger les histoires comme un peintre sélectionnerait plusieurs couleurs avant de poser sur la toile une composition harmonieuse, suffisamment riche pour ne pas ennuyer l'observateur.
Plusieurs de ses amis lecteurs lui ont indiqué leurs liens avec ce prénom imaginaire : Juliette, tombé sous la plume, une nuit, au hasard des élucubrations noctambules de la postière. Des affinités secrètes relient intimement le prénom de "Juliette" aux personnages mis en images. Pour l'un il lui rappelle de sa grand-mère adorée, pour l'autre, le prénom adopté pour signer des poêmes, lorsqu'elle avait 18 ans, pour une autre encore, son deuxième prénom, sa seconde peau, comme un dessous chic que personne ne verrait, lequel, par sa présence à fleur d'elle, suffirait à lui donner l'assurance de la noblesse de son âme : de la dentelle et de la soie. Juliette serait un prénom de dentelle et de soie, s'immisçant subrepticement dans les rêves des lecteurs, les fondant dans la chimère des mots assemblés sous l'emprise d'une écriture frénétique et enivrante.
Parfois Juliette, entre deux rédactions autistiques, tombe dans le "vide des plumes", le blanc profond, l'absence, la paralysie.
Silence, plus aucun mot n'émerge de ses émotions sous tensions, les images ne sont plus reliées à la pulpe des doigts. Aussi, profite-t-elle de ce temps de pause pour faire relire le texte à Jules, son compagnon Terre-à-terre : ai-je égaré quelques fautes, ai-je exprimé maladroitement quelque chose, pourrais-je froisser quelqu'un à défaut de le masquer assez ?
Et là, tout peut arriver. Soit Jules aime, tout, un morceau, une image. Il voyage alors avec les images proposées, et prolonge le texte à sa façon, se perd dans les méandres des suggestions et des images cachées sous les mots. Soit c'est l'abattoir et Jules s'écrie : c'est pas possible, tu peux pas publier ça comme ça, tu te rends compte de l'état d' Ernest, lorsqu'il va s'apercevoir que tu confies son intimité aux constellations interstellaires ? Ou : vraiment tu inventes trop, je me demande comment tes lecteurs vont finir par retrouver la vérité, l'essence de l'histoire. Ou alors : n'importe quoi la fin de ton récit, une vraie queue de nouille !
C'est alors que le choc des constats bruts de Jules fait violence : la grève s'achève, le silence devient grand bruit, Juliette commence à imaginer la queue d'une nouille, et repart dans un autisme épistolaire subliminal. La nouille : le truc mou et informe par excellence... Alors la queue d'une nouille : le terminal flou d'un truc mou... Elle reprend donc la fin de son texte, juste pour en préciser le sens, et délire de plus belle...
Elle se revoit en cours de maths, en 6ème, découvrant le signe
"infini" et l'immensité de ce petit symbole mathématique ridicule. Ce 8 couché, trop fatigué de n'en plus finir, cette queue de nouille en circuit fermé, cette ouverture enfermée dans un consensus trop sage pour lui. Voilà ce qui conviendrait à Juliette : que la fin de ses textes vienne caresser les émotions de ses lecteurs en s'échouant sur leurs rives érodées par tant de tempêtes, que la fin de ses billets s'ouvre vers un infini universel dans lequel chacun retrouverait, avec bonheur, et étonnement, une petite part de lui-même.

lundi 6 juillet 2009

La part du père

Les pikniks font partie des petits bonheurs de la vie de Juliette.
Ce soir, Juliette a invité Ernest, son ami allemand, pour un dîner sur l'herbe grasse du carré des cerisiers japonais au parc de Sceaux.
Juliette a le chic pour faire parler les muets, dont Ernest. Ce soir, en plus de dévorer une gigantesque tarte aux légumes, il est question des expériences fondatrices, que chacun a vécu un jour ou l'autre.
Régulièrement Ernest jeûne. Une fois par an, il émigre vers les montagnes cévenoles pour rejoindre un groupe d'allumés (pardon les allumés) (NDLR : Juliette n'a rien contre les allumés, d'ailleurs elle raffole de la lumière), lesquels, rituellement, passent une semaine tournés vers leur intérieur, à méditer et ne rien manger. En revanche, ils boivent. De l'eau, de la tisane, et quand c'est la fête, du jus de légumes, sans légumes. On met de l'eau dans une casserole, on y ajoute des légumes bio pleins de vitamines et de sels minéraux, on fait bouillir, et quand les légumes sont cuits, on les isole du bouillon, et on les donne à Grolouis, le cochon de service. Le jus, aux stagiaires, qui ont payé cher leur semaine pour s'enrichir du vide, du silence, de l'absence, du manque, du puisement des ressources intérieures, de l'épuisement des nourritures superficielles et bien évidemment, éphémères, inutiles, voire toxiques.
Ernest aime jeûner. Il aime sentir son intérieur se réveiller, s'agiter, vibrer, se révéler, et dans la privation, donner du sens à ses sensations. Ainsi, il parvient à différencier ce qu'est l'envie de sucre, l'envie de se remplir, l'envie de croquer, l'envie d'avaler. En l'écoutant Juliette l'envie. Un tel échantillonnage de découvertes potentielles... que de perspectives enrichissantes !
Les yeux fermés, imaginer un fruit lui en donne le goût, la sensation se définit sous la pression des mâchoires, la satiété n'est pas loin de se composer d'abstrait. L'ami Antoine, spécialiste des méandres du cerveau, confirmera que les neurones gardent une empreinte identique à la sensation réellement vécue. Rien à voir avec la faim. La faim ne se fait sentir que lorsqu'on cherche longtemps à la trouver. Avant d'éprouver la faim, Ernest entame une longue randonnée parsemée de sensations subliminales. La faim se révèle longtemps après avoir commencé à ne plus rien manger, et si l'on ne se prive qu'une semaine, il est probable qu'elle reste silencieuse. La faim est la reine du jeûne. Elle se mérite.
Ernest, appuyé sur son coude, dans l'herbe de ce début d'été, raconte les moments extrêmes qui parcourent son histoire. Il a beau être flic, les plus belles expériences de sa vie ne ressemblent pas à celles de James Bond. Vous imaginez James en train de jeûner. Genre "non poulette, pas ce soir, faut pas que je loupe l'heure mon bouillon de topinanbours ?"
James mange de la viande rouge, et affronte les truands le ventre plein, ça va de soi.
L'autre expérience extrême d'Ernest, c'est sa mère, Yvonne. Yvonne a toujours rêvé d'Ernest, son grand Amour. Ernest a aimé la mère d'Ernest et l'a quitté. Et ce qu'il en reste, c'est que le père d'Ernest ne s'appelle pas Ernest. Er ist nicht.
Là... PAUSE; D'accord c'est compliqué. On relit. On relit une deuxième fois... Bon, ça suffit, on continue. Je n'aurais pas de raison d'écrire si la vie était simple. 
.../... Aussi, remplit jusqu'à plus faim de l'amour de sa mère, Ernest, le jeune, jeûne, chaque fois qu'il devrait couper son gâteau d'anniversaire.
Ernest change l'appui de son coude fatigué par le support prolongé de sa lourde tête. Il se tourne mollement sur la couverture qui délimite l'espace des agapes publiques du duo en pic nic. Il semble se perdre dans une réminiscence silencieuse. 
A proximité, un groupe d'ados s'excite autour d' un jeu inconnu mais pas insonore. Aussi le son ramène Juliette à une réalité qui n'est pas celle de la vie d'Ernest. Quelle est la règle de ce jeu bruyant ? Après quelques minutes d'observation, cela semble simple : tu envoies en l'air un chapeau et tu cries le nom du copain qui doit l'attraper avant que l'objet ne touche le sol. Pour la centième fois le chapeau est lancé très haut en l'air. Choper le chapeau, ou porter le chapeau... 
Mais soudain, Ernest se redresse brusquement et hurle un déchirant PAPAAAAAAAAAAA....................

vendredi 19 juin 2009

Moelle épinière

Vendredi soir, Juliette appuie mollement sur les touches de son fidèle Mac. Trop longtemps sans écrire. Qu'est ce qui fait que subitement l'écriture devient impossible ? Que les yeux se ferment sitôt que l'on envisage de les fixer sur un écran domestique ? Que les doigts fuient sur les touches plastiques ? Le temps pour elle-et-rien-que-pour-elle devient trop, TROP.
Certaines semaines aussi sont de trop. Trop de gens agressifs, trop de travail, trop d'ennuis. Un Trop galopant, bouffant. Lequel, misère au vent, effacerait les petits bonheurs trop timides pour être perçus, trop fugaces pour laisser trace, trop petits pour éteindre les soucis, muets comme des harpes sans cordes vocales.
Cesser de se plaindre, et tenter, avant le noir éphémère de cette courte nuit d'été, de glaner suffisamment de nourriture épistolaire pour envelopper de légèreté quelques rêves éparpillés.
Laisser tomber les poignets, laisser les doigts vagabonder, baisser les épaules, et les mots arrivent enfin jusqu'à la pulpe des majeurs qui dansent au rythme de ce flou prenant corps.
Mais n'importe quoi Juliette. Ca veut rien dire ton truc. Tu laisses tomber les mots comme on abandonne des oripeaux, comme on affale la grand voile. Essaie de trouver un peu de tenue, un peu de rigueur, un sens, une histoire, avec un début, un chemin, une fin, une colonne vertébrale.
Non, ce soir Juliette goûte à la mollesse de l'errance, et s'y berce jusqu'à l'ivresse.

mardi 12 mai 2009

Cueillir un bébé

Juliette s'occupe des grands (les adultes) dans le monde des tout-petits depuis longtemps. Quand les tâches d'encadrement, de gestion, d'organisation devenaient trop pesantes, lorsqu'elle perdait le sens de son travail, il lui a toujours été possible de poser cahiers, fichiers, tableaux, et de descendre les trois étages qui la séparent de la crèche. 
Là, assise au sol, elle se pose, oublie la charge, et observe. Sans rien faire d'autre. L'habitude étant prise, nul ne s'inquiète plus de cette retraite silencieuse, dos au mur.  Le moment qu'elle préfère est celui que l'on appelle, dans le langage des crèches, "lever de sieste". 
Les enfants, encore à moitié endormis, se réveillent peu à peu et s'asseyent au bord de leur matelas. Le body tout mouillé de transpiration, la tétine ou le pouce dans la bouche, les cheveux en bataille, les yeux clignotants, ils cherchent, d'une main tâtonnante, le doudou coincé sous le drap. Puis, une fois l'objet agrippé, ils se lèvent, titubent, se dirigent approximativement, pieds nus, vers la lumière d'une pièce annexe dans laquelle un visage connu les accueille. Juliette aime ce moment, et remercie la vie de lui avoir donné ce job merveilleux qui lui permet de retrouver facilement de l'essence. De l'être et du sens.
Aussi, c'est avec plaisir qu'elle a récemment accepté  de se rendre dans une maternité parisienne afin d'y évaluer des élèves puéricultrices en formation. 
Ces escapades épisodiques la relient avec son métier initial, (cultrice de bébés), et lui permettent de goûter au plaisir d'observer les nouveaux-nés et leurs mamans dans la découverte de leur bulle.
Ce matin là, Virginie, une élève de 20 ans, devait s'occuper d'Augustin, 3 jours. Adèle, auxiliaire, grande habituée des bébés, accompagne Juliette dans cette démarche évaluative. 
Augustin pleure à criantes larmes lorsque l'équipage débarque dans la chambre. Adèle explique à voix basse à l'ignorante Juliette qu'elle se trouve dans un paysage grandiose : la chambre sens dessus-dessous d'une mère qui vit une "montée de lait". En effet, les lieux ressemblent à une salle de triage en vue d'une expédition vers l'Everest. Visiblement la nuit fut mouvementée. Les couches jonchent le sol, le lit est retourné, des vêtements s'étalent sur la table de change, la poubelle déborde, le flacon de lait de toilette est renversé et le liquide se répand sur les draps. Adèle décrit le tableau : "tu comprends Juliette, la montée de lait, c'est compliqué : le petit pleure, la maman le met au sein, le sein se vide, le bébé pleure, et c'est grâce à  ça que le sein se remplit, mais pas tout de suite, c'est ça le problème".
La mère d'Augustin, exténuée, est bien heureuse de  confier son petit, dans l'idée de profiter du moment de calme ainsi offert pour dormir, enfin, dormir, dormir.
Virginie, un peu stressée, embarque Augustin dans son berceau. Adèle et Juliette suivent, direction : la nurserie. Augustin crie. Adèle se veut rassurante : "Normal, il ne sent plus sa mère, en plus, il est crevé". 
Virginie s'occupe pourtant d'Augustin avec douceur, mais il ne faiblit pas dans ses revendications alarmées. A la fin du soin, Adèle le cueille dans ses bras, tout en lui parlant paisiblement. Elle lui explique combien elle comprend sa détresse, sa solitude, ses cris. Elle lui replie les cuisses contre son ventre durcit par les spasmes, empaume les pieds du bébé dans son autre main, puis cale le dos rond d'Augustin dans le creux de son bras. Enfin, elle saisit délicatement son pouce minuscule et le présente au bord de ses lèvres qui s'ouvrent et l'absorbent goulûment. Retrouvant la position foetale quittée trois jours plus tôt, Augustin tétouille, ferme les yeux, ronronne une minute et s'endort.
Adèle dit : voilà.
Juliette, bouche bée regarde ce bébé magiquement endormi grâce à l'expertise d'Adèle.
Les larmes débordent de ses yeux. C'est simple, et Augustin dort.

lundi 27 avril 2009

les cris silencieux

Chers lecteurs immobiles,
Un long silence nous sépare. Un de ces silences duquel j'aurais aimé entendre vos cris suppliants émerger de l'absence. Le manque de mots, de mes mots à moi, couchés là, frôlant vos yeux et vos émotions. Mais non, rien. Seulement du silence et le battement de ma plume suspendue au dessus du blanc de ma feuille désespérément vide. 
Marie ? t'écris plus... ? 
Marie ? t'es là... ?
Haut lieu de cela, l'abîme, nul bruit. 
Ce n'était pas que je n'avais rien à écrire, mais plutôt cette envie idiote de me sentir portée par le désir que les autres manifesteraient, de me lire. Aussi je prends mes cordes ce soir pour tisser une passerelle sur le blanc latent, et me ficher, une fois encore, d'entendre s'exprimer le désir des autres. Aussi chers lecteurs voici quelques cordes ombilicales pour relier mon désir d'écrire à vos yeux silencieux, et peut être, à vos cris éteints. 
Je me suis installée, cette fin de semaine, dans la cuisine de mon ami le bavard Edgar qui s'était engagé auprès de sa tendre Emilie à préparer le repas. 
Profitant de ce temps béni pour surtout ne rien faire du tout, et surtout ne pas penser que c'était pas bien du tout de ne rien faire du tout, j'ai posé mon ordinateur sur la table, entre un paquet d'oignons et les restes d'un copieux petit déjeuner. Ne rien faire, donc écrire.
Edgar sera mon objet : il parle facilement, ce qui me semble être une grande qualité, d'autant plus que je ne me l'attribue pas. Jamais. Je me dis née sans son et poussée à crier avec de l'engrais malgré.
Or donc, je m'installe et j'écris ce qu'Edgar fait et dit.
Edgar se dirige vers le placard, saisit une boite métallique et, tout en ouvrant franchement le couvercle au moyen de l'outil approprié, il déclare que c'est exactement ce qu'il lui fallait. 
De ma position, je ne vois pas ce dont il s'agit. Débordant de cette enthousiasme dont chacun fait preuve (mais surtout Edgar) lorsqu'il trouve enfin ce qu'il cherchait depuis très longtemps, il plonge résolument son index dans la pâte brune, l'engloutit dans sa bouche et là... grimace. Grosse grimace, yeux circulaires, nez plissé, bouche dédaigneuse et cri désespéré, ohhhhhhh, nnnnnnnon, nuuuul. Il pensait que c’était de la crème de marron, en fait c’était de la purée, nul ! 
Rattrapé malgré lui par sa capacité à s'adapter et sa tendance à négocier, il propose immédiatement à Emilie, qui grognait déjà devant ce flagrant délit de négligence, de cuire une dinde le lendemain afin de recycler la purée répudiée. Puis Edgar annonce sa décision de remplacer la crème par du miel. C’est tout simple et cela permet de mélanger le miel, les fruits et l’excellent fro
mage blanc acheté hier à Raymond Violet, le fromager bio. 
Non, pardon, acheté hier au rayon frais du casino.
Dehors, la pluie tombe fort. Ses claquements secs sur le zinc de la terrasse couvrent la voix estompée d'Edgar qui continue à s'agiter en remuant les lèvres sans que je le comprenne. Interpellé sans doute par l' immobilité de mes doigts sur le clavier, il cesse de remplir les ramequins de fromage, me regarde, puis détourne les yeux vers la vitre opacifiée par les filets d'eau ruisselant. Dans la cuisine le son de la pluie a pris toute la place, et je ne sais plus comment l'écrire.

samedi 28 mars 2009

Le fil de soie

Juliette éprouve une passion pour les tissus. Elle a souvent cherché d'où lui vient cette envie de les toucher, de les sentir, de passer maintes fois les doigts sur les étoffes afin d'y retrouver, par la sensation de la matière souple et familière, une sorte de sécurité et un plaisir certain.  
La mère de sa mère, Lucie Tisserand, pouvait lui avoir transmis par son nom évocateur, l'indice d'une addiction trans-générationnelle. Mais Lucie était aussi couturière, elle "arrondissait les fins de mois" en fabriquant des couvertures piquées en satin. Devenue mère d'une très grande famille elle adorait se retrouver seule le soir dans le silence de son grenier après avoir couché tous ses marmots. Ce qui d'ailleurs, énervait Charles, son mari. Le mouvement pulsatile de la machine à coudre, que Lucie actionnait au moyen d'une pédale en fonte, berçait les plus petits à travers le plancher. 
Lorsque Lucie ferma définitivement ses yeux fatigués, Juliette, qui avait alors 14 ans, profita du mépris de ses tantes pour les outils et matériaux de la couturière. Aussi son grand-père lui accorda volontiers l'autorisation de débarrasser le grenier des étoffes encombrantes promises aux mites et du matériel désuet voué à l'oubli. Juliette se souvient de ce moment comme de celui de la découverte puis de l'enlèvement d'un précieux trésor. Des boites en fer (ayant contenu des bergamottes de Nancy) remplies de dentelles, des mètres de taffetas, de satins, de draps, du fil sur des bobines en bois, des cotons à broder, et la fameuse machine à roue "Original Victoria", rejoignirent la chambre de Juliette. Imaginer-couper-coudre-broder remplirent ses soirées d'adolescente. En créant, ses mains libéraient sa tête, et la pesanteur de la vie de famille, oppressante dans le manque d'espace et d'intimité, s'oubliait presque.
Le grand-père de Juliette, Charles, fut embauché dès son plus jeune âge dans les filatures vosgiennes et avait grandi (certes peu) dans les balles de cotons.  Jusqu'en 1914, ses longues journées de travail ne s'ouvrirent sur d' autres horizons que ceux qui s'évanouissent dans les murs de l'usine.
Quant à Jean, le père de Juliette, il avait pour mission, dans son entreprise textile, de dessiner des métiers, lesquels seraient ensuite montés par d'autres que lui en Inde, en Chine ou au Pakistan. Dessiner c'était déjà voyager.
Aussi, ce soir, Juliette se sent la fibre tissulaire, embryonnaire. Aurait-elle pris forme dans une enveloppe placentaire en satin rouge, aurait-elle été caressée par des fibres de coton, nourrie à travers un fil de soie et bercée par le rythme maniaque d'un coeur à l'ouvrage ? 
Sous la plume de son journal, elle retrouve ce plaisir des doigts qui bougent, reliés à son imaginaire, à la forme qui naît du fond de l'être, au fil de soi.

dimanche 22 mars 2009

Le dressage des crustacés

Oui. Je suis très occupée. Au point de négliger d'écrire.
Les mouvements sismiques sur mon lieu de travail ont fini par m'éloigner de mon bouchot. Depuis quelques jours, telle l'arapède commune, je tente une adhérence sur un rocher plus volumineux, qui sentirait moins le "je-connais-déjà". C'est ainsi que je me m'occupe à présent de la vie citadine et néanmoins multicolore des enfants de 0 à 18 ans.
A ce titre vendredi dernier, j'ai passé quelques heures délicieuses à recruter (l'une de mes activités favorites). Je découvrais à cette occasion des professionnels dont, jusqu'à présent, j'ignorais presque tout : les cuisiniers. Rien à voir avec les petits cuisinounets miniatures, que je connaissais pourtant bien, lesquels confectionnent les repanounets des petits accueillis dans les crèches, nourris à la cuillère de dînette. Non. des vrais cuisiniers, ceux qui crachent par terre en sortant de leur boulot, qui déménagent les batteries  d'un coup de cuillère à pot, qui s'agitent en suant devant des pianos chauffés à blanc. Ceux qui connaissent la musique.
Pour m'accompagner lors de ces entretiens : Maria, chef des cuisines. Entrée dans la maison par la toute petite porte il y a 20 ans comme agent, elle dirige à présent de main de maître une bande de 15 marmitons et autres maîtres-coq dont la mission consiste à nourrir 3000 affamés municipaux tous les jours. Passons les quelques informations utiles distillées par Maria à propos de l'ambiance dans les cuisines de France et de Navarre. Les inévitables guerres de tranchées entre la "ligne froide" et la "ligne chaude", les vilains mots qui survolent les casseroles tôt le matin, et atterrissent immanquablement dans les fonds de sauces avant midi, altérant gravement, je suppose, l'heure limite de leur consommation. 
Or donc vendredi nous avons reçu Jean Bon, candidat cuisinier. Etudiant de près son CV, préalablement à l'entretien je lis : 
1997-1998 : dressage de crustacés (Société "la Moule Hagarde", Elbeuf)
Bien évidemment, j'avais besoin d'éclaircissements. J'imaginais le candidat, munis d'un lasso et équipé de cuissardes en caoutchouc, dresser quelques crevettes arrogantes. Crinières au vent, lancées au galop sur la plate baie de Cancale, elles chercheraient dans une ultime course effrenée à braver l'asservissement promis... 
"Or donc, Monsieur bon, vous dressâtes les crevettes en quatre-vingt-dix-sept ??"
"Oui, et c'est pas facile vous savez, de les monter sur les coques. Heureusement que les homards permettent  au plat de garder l'allure."
hêêêêêhhhh ???? les homards seraient eux-aussi dans le coup ? 
Je maîtrise alors plus ou moins brillamment le fou rire qui me gagne en visualisant l'image de la scène décrite par Jean :  Le dressage a lieu sur le plat de la baie de Cancale. Des coqs de course sont montés par des crevettes-jockeys et les homards-parieurs, probablement dans les tribunes, s'époumonent (ou s'ébranchiolent), encourageant ainsi l'allure des plus faiblards. 
Moyennant quoi, la mayonnaise prend.

lundi 26 janvier 2009

Le silence du piano

En lisant ce texte, écoutez le 2ème mouvement (larghetto) du concerto n°2 pour piano de Chopin...

Juliette se pencha sur la musique un peu tard dans sa vie. Le piano lui dit quelque chose d'ancien, de rond, de chaud, quelque chose de doux, de prévenant, quelque chose de tentant, d'aspirant. Aussi, suivant les encouragements d'Ernestine, une amie musicienne, elle s'inscrit au conservatoire et commence à suivre les cours de solfège et d'instrument avec les enfants du mercredi. Au bout d'une année, elle décide d'acheter son piano. 
Après avoir passé des heures chez les vendeurs parisiens, entendu maintes fois des pianos trop neufs, trop vernis, au son trop brillant, agressif, présentés par quelques commerciaux en costumes trois pièces, Juliette renonce à poursuivre davantage la piste froide des "pianos neufs". 
A budget équivalent, Ernestine connaît une bonne adresse pour dénicher un instrument ancien. L'un de ses amis ébéniste et musicien, passionné par la restauration de pianos possède un atelier au fond de la Beauce. Après un parcours difficile et approximatif au milieu de petites routes toutes semblables les unes aux autres dans la platitude des champs beaucerons, elles arrivent dans la cour d'une ancienne ferme. Un concerto de Chopin s'échappe de l'une fenêtre de la maison principale. D'autres sons plus métalliques, imprécis et irréguliers émergent d'un hangar sans fenêtres, l'atelier de Jean-Denis.
Ernestine et Juliette y pénètrent. Une odeur de vieux bois et de poussière leur prend les narines, les sons métalliques cessent, mais la musique du concerto, plus distante, les accompagne encore. Les ombres de géants de bois, immobilisés, serrés les uns contre les autres, barricadent l'entrée et entravent leur avancée. Dans cette bâtisse aveugle plongée dans une demi-obscurité, une seule ampoule éclaire l'un des coins de l'espace, mais le hangar s'illumine subitement. Le maître des lieux émerge entre les pianos comme l'homme de Néanderthal du fond de sa caverne. Le visage jovial, la barbe sauvage, les cheveux ébouriffés, parsemés de copeaux de bois, Jean Denis agrippe une clé à molette dans une main, deux tasses à café dans l'autre. Il accueille sa vieille amie Ernestine avec un enthousiasme qui laisse à Juliette la liberté de circonscrire du regard l'espace environnant. Des pianos, à queue, des demis, des quarts, des hauts, des droits, couverts de poussière ou de bâches, parfois très abîmés, attendent de reprendre vie et son. Juliette explique sa quête : trouver un instrument au son rond, chaud, coloré, ni criard ni métallique, un piano de caractère, dont l'âme ne resterait pas captive des étouffoirs. 
Avec passion, le maître des lieux leur présente ses pensionnaires, tous rescapés de la casse, du détournement, du désarmement, de l'oubli. D'abord l'immense et rare piano double en acajou, exhumé d'une bâtisse bourgeoise vouée à la destruction. Son ventre ouvert, les cordes coupées entremèlées,  une énorme entaille sur la ceinture, issue d'un coup de hache vengeur,  laisse apparaître l'intérieur de la caisse où nichent une portée de chats. Ernestine tombe immédiatement sous le charme de l'instrument malgré son piteux état qui lui permettrait de jouer confortablement à quatre mains et plus. Le suivant, un minuscule piano droit en ébène, spécialement conçu pour équiper le salon d'un paquebot à la fin du XIXème, semble blotti contre son père, demi queue noir et or, auquel il manque le clavier. Puis se succèdent un Erard droit aux touches en bataille, rescapé de l'incendie d'un dancing, un Gaveau magnifique, en palissandre que Jean Denis a récupéré dans une cuisine où il servait de container à charbon.
Ayant aperçu un piano droit en acajou, aux courbes simples et élégantes, Juliette s'en approche mais trébuche sur un tabouret, tente de s'accrocher au clavier de l'élégant oublié qui hurle abominablement sous l'emprise maladroite de sa main. Jean-Denis arrive à la rescousse, l'aide à se relever. Juliette s'appuie contre le piano agressé qui gémit encore longtemps sous l'onde du choc. Puis un grand silence enveloppe les épaves. Ernestine et Juliette s'abandonnent à cette paix, se laissent imprégner de ce temps d'immobilité, encerclées par la masse des instruments paralysés. La voix de Jean-Denis émerge avec douceur : "c'est précisément ce Pleyel qu'il te faut, il a traversé la France dans une charrette pendant l'occupation, accompagnant sa propriétaire, une concertiste, qui cherchait à se cacher". 
Ernestine plaque lentement quelques accords sur le clavier du grand malade, ce qui redonne du sens au mouvement de sa plainte, confirme la gravité de son état mais convainc Juliette qu'il s'agit là, vraiment, de l'élu de son coeur.


dimanche 25 janvier 2009

Ces petits riens qui font une fille


C'était aujourd'hui, ce matin. Je me précipite dans la rue plutôt hâtivement, après avoir bu rapidement mon café, oublié de remettre ma brosse à dent dans mon sac déjà surchargé, oublié aussi de me passer un peu de couleur sur les lèvres avant de sortir, oublié de sortir la poubelle, oublié de poster un message à mon banquier.

Je joue un rôle de membre de jury pour quelques jours. Aussi, j'ai conscience que ma tenue doit être en rapport avec la solennité de la tâche à accomplir : mieux vaut éviter les traces de dentifrice sur les joues, celles de café au coin des lèvres, celles de salade entre les dents. Aussi, en frôlant le rétroviseur d'une moto garée sur le trottoir, je découvre l'objet qui va me rassurer. J'arrête ma course devant le miroir. J'exécute quelques grimaces destinées à apprécier mon état de présentation sous le meilleur angle possible (vous savez tous ces petits gestes que les filles intègrent très tôt dans leurs habitudes, et qui en font des vraies  filles aux yeux des sociologues). L'absence de traces indésirables validée, j'ouvre mon grand sac à main rempli de toutes les panoplies indispensables pour sécuriser ma journée (mal de tête inopiné, fringale intempestive, maquillage dévasté, pulsion d'écriture irrésistible, envie d'acheter compulsive, envie de dormir irrépressible ...) et me passe, vite fait, un peu de "brillant" sur les lèvres (panoplie "maquillage ravagé").
Une grand mère très voûtée, canne dans une main, cabas de courses dans l'autre, clopine dans ma direction et s'arrète. Mais je la vois sans la voir, trop occupée par mon projet esthétique. La grosse moto et moi bloquons le passage des piétons. Je me mire à gogo. L'opération de ravalement quasiment achevée, je la vois enfin, son insistante immobilité et son sourire m'alertent.  Ma spectatrice voûtée relève la tête à l'oblique pour me parler. De ce fait elle me regarde un peu "par dessous". Une vilaine arthrose doit lui bloquer le cou et gêner le mouvement de relevage de sa tête. Elle sourit, ce qui amplifie joliment ses rides, son visage rayonne. Elle me lance un "vous êtes vraiment belle vous savez!". J'éclate de rire, ma préoccupation visant à dépister d'éventuels éléments disgracieux couplée aux grimaces facilitant les perspectives idoines, n'ont rien à voir avec des pauses de mannequin.
A la réflexion, je ne pourrais  dire si ma grand mère passante m'adressait  une lumière sortie tout droit de son coeur, ou s'il s'agissait d'une stratégie visant à abréger son attente. 
Pressée, mais le coeur léger, j'ai repris mon chemin, tout en jetant un dernier regard à ma passante. Elle avait déjà disparu. Et je ne sais plus si je l'ai vraiment vue.

vendredi 16 janvier 2009

Les rêves des autres.

Il fut un temps où Juliette émigra en province. Alors que la vie normande occupait son paysage quotidien, il lui était agréable, périodiquement, de se replonger dans la vie parisienne, d'en sentir les palpitations carboniques, d'y retrouver les fibrillations de la vie culturelle, le mouvement accéléré des citadins pressés et un passé trop vite abandonné. L'intensité de ces escapades la fatiguait physiquement. Aussi ne manquait-elle pas de ponctuer ses itinéraires  de pauses régulières dans un des magnifiques parcs urbains, et buvant son petit café, savourait sa chance d'habiter au bord de la mer, tout en aimant vraiment Paris. Le soir venu, Juliette retrouvait l'une ou l'autre de ses vieilles amies (pardon les amies !). Après d'interminables discussions autour d'un dîner, elle passait la nuit sur un lit d'appoint, sur un canapé, parfois, luxueusement, dans un vrai lit.
Or il arriva un soir que Juliette se retrouve chez Cécile, qui ne l'avait jusqu'alors jamais hébergée.
Cécile est psychanalyste et reçoit ses clients chez elle. L'appartement est organisé de façon à ce que les patients n'en fréquentent pas le côté intime. Ainsi Luc, le fils de Cécile, ne croise personne en rentrant du collège. Aussi a-t-il pris l'habitude de humer les effluves qui traînent dans l'entrée, après le passage d'un ou d'une cliente, afin de se renseigner sur la disponibilité de sa maman, ou l'avancée de ses rendez-vous. Les effluves, ce sont des parfums, ou, des odeurs. 
Luc rebaptise chaque client de la fragrance qui le caractérise. Shalimar est en cours de séance alors qu'Addict chante en salle d'attente. Suivront vraisemblablement, dans l'ordre, Purée d'ail, qui sait probablement lire le chinois (ce que Cécile n'a jamais voulu confirmer), la capiteuse Opium souvent prise de quintes de toux, puis Tapukatlavé, dont l'arrivée est si redoutée. Calèche oublie régulièrement de fermer la porte d'entrée,  alors que la petite XS la claque violemment en sortant. Enfin Le Mâle clôture la soirée de son pas lourd en passant invariablement par les toilettes avant d'affronter le cabinet.
Cécile a proposé à Juliette de dormir sur le divan, dans son bureau. Arghhhh. 
Un je-ne-sais-quoi lui laisse prévoir une future nuit sombre, agitée. Diffusées dans les fibres du matelas, imbibées de litres de larmes, les émotions des autres n'attendraient que la nuit pour lui sauter au cou.
Avant de s'allonger sur le divan, elle enfile un pyjama, un pull, des chaussettes. Elle a clairement l'impression que si les matelas avaient une âme, celui du divan de Cécile l'aurait vendue au diable. Il convient donc de s'armer.
De retour dans sa chambre, elle déplace le divan face à la fenêtre, qu'elle ouvre largement sur l'air froid de la nuit. Puis elle retourne le matelas, replace les draps secoués, la couette. Le bon sens est dessus dessous. 
Aucun inconscient laissé pour mort dans les murs ne l'a encore agressée, aucun fantasme inassouvi ne l'a encore chatouillée, et les pulsions  séquestrées dans la moquette semblent momentanément apathiques. Pourtant, elle est certaine qu'ils sont là, ces extra traîtres, planqués, attendant qu'elle lâche prise et s'abandonne au sommeil pour lui jouer des vilains tours.
Juliette s'allonge, s'endort immédiatement, se réveille 9 heures plus tard. Etonnée d'avoir si bien dormi, elle s'assied, s'étire, machinalement repose une main sur le drap froissé qu'elle enferme dans la paume de sa main. Elle garde le sentiment d'avoir dormi dans les émotions des autres, de les avoir apprivoisées autour d' une danse onirique moins encombrante qu'elle ne l'imaginait.




vendredi 9 janvier 2009

James et la pêche géante

Parfois, Juliette se rend chez son analyste, au coeur de Paris.
Comme les séances sont coincées étroitement dans son emploi du temps entre l'heure de l'apéritif et celle du café, elle raccourcit au plus juste le temps que prennent les voyages, et la séance devient un plat de résistance...
Il lui a fallu quelques semaines avant de repérer le chemin le plus court pour franchir la distance entre son atelier et la porte de James (ainsi se nomme-t-il). Le projet étant de vivre le voyage comme une récréation.
James  habite dans le Marais. Aussi, Juliette saute dans le train pour en descendre au parc du Luxembourg. Elle traverse la magnifique porte ferronnée la plus proche et hume l'air ambiant tout en se gâvant visuellement de chlorophylle.  Le crissement des graviers de l'allée la conduit jusqu'à la grande porte suivante. Là, elle achète un sandwich mozzarella-tomates séchées-huile d'olive, trouve un "vélo libérant" qu'elle enfourche.  Elle dévale la rue presque sans pédaler. En passant devant la Sorbonne, l'asphalte devient pavés.  A cet endroit précis, les soubresauts du vélo agitent la jeune femme comme le tambour d'une machine à laver à l'étape "essorage". Sa voix de chèvre secouée lui dit (se taper sur la poitrine en lisant ces quelques mots) : "tuuuuu sens côôôôôm ça vibre là dessous". Ensuite la rue est rayée de ralentisseurs, donc, freinage intensif. Pour peu que le temps soit ensoleillé, c'est le moment de la semaine durant lequel Juliette tient la certitude d'être heureuse. C'est fou ce que le vélo dans une descente pavée, et le soleil au plus haut de sa lente montée, peuvent conjuguer le bonheur au présent simple.
Arrivée au bas de la rue, si le vélib n'a pas supporté la vitesse et les chaos, On peut l'échanger. Cela peut arriver.  Cela arrive souvent. Hier Juliette a posé son engin dont la roue arrière était voilée. Un vieux monsieur intrigué par la modernité, s'est arrêté pour observer la manoeuvre d'amarrage du cycle. Les mains derrière le dos, un grand manteau poilu sur son gros ventre,  il s'est posté devant la roue avant, bien campé dans ses deux énormes godillots. Lorsque le vélo s'est enclenché sur la base il a dit "et voilà, c'est simple", et il est reparti, sans même regarder Juliette, serrant dans ses paluches son sac plastique contenant deux bananes. 
Poursuivant son chemin cyclé, elle longe la rue des écoles, et traverse la Seine pour rejoindre le parvis de la cathédrale. Elle déambulle prudemment entre les touristes, le vélo dans une main, son repas dans l'autre. Elle adresse un bonjour à Notre Dame, ravie de lui demander une bénédiction avant d'aller déposer une tranche de vie chez James.
Puis elle coupe l'Ile de la cité  pour rejoindre le Marais, et amarre son vélo devant chez Jo, la  station de taxis. Elle pousse la lourde porte de l'immeuble de James de ses deux bras tendus. dans cet effort, elle a souvent l'impression de mouvoir La Pesanteur, de déplacer la planète vers un autre centre de gravité. 
La gardienne la connaît bien : elle est la "dame du mercredi 13h" lorsqu'elle oublie le nom du sésame, l'incontournable code d'entrée. La porte du cabinet de James n'est jamais fermée. Cette particularité la laisse toujours assez inquiète, avec cette impression qu'un quidam pourrait entrer incognito. Le voleur, il s'agirait d'un voleur, pourrait se cacher derrière la porte du cabinet et détourner les tranches de vies successivement déposées par les clients de James au fil de la journée... Et qui sait ? éventer des secrets, agiter des fantômes, écrire des nouvelles...

vendredi 2 janvier 2009

La vache rose


Martin avait décidé de peindre dans son atelier. Sur son chevalet une vache Hindoue rose, commençait à prendre forme et couleur sous l'effet des pastels gras. Je laissai l'artiste à son occupation pour me concentrer sur une mission culinaire. 
Il s'agissait de confectionner un dessert pour le repas de Saint-Sylvestre. Belle occasion pour essayer une nouvelle réalisation que je pourrais ensuite ajouter à ma liste de favoris gastronomiques, pour le peu que l'opération soit un succès.
Je plonge donc dans mes fiches recettes, spéciales "fêtes". 
J'y déniche un superbe gâteau à l'allure très fringuante, originale, baptisé "vacherin glacé rose" et sous titré "bluffant et facile" : ça tombe bien : j'ai envie d'épater la galerie. Le temps de fabrication est court, tant mieux, j'ai un programme chargé. L'appareil requiert une congélation, sans cuisson préalable, ce qui m'arrange, mon four est facétieux.
A la lecture de la liste des ingrédients, je dresse un récapitulatif des courses à effectuer. Des biscuits roses de Reims, des pralines rouges de Lyon, des pistaches vertes non salées d'Iran, de la crème fleurette des prés, du sucre roux de canne, et des marrons glacés, de la glace à la noix de perlin pinpin, de la poudre d'ecampette, etc. 
Le doute m'envahit. Vais je trouver le tout chez mon épicier local, certes achalandé de façon très éclectique, mais peut-être pas suffisamment. Je m'y rend, en vain, enfin presque. Je complète mes achats  au supermarché du coin, mais de façon encore très partielle. Je cours au supermarché voisin concurrent, mais n'y trouve rien. 
Ma crainte s'aggrave, le stress me guette, l'angoisse n'est pas loin. Je décroche mon téléphone pour interroger les commerçants les plus proches sur l'état de leurs stocks au regard de la liste de mes ingrédients. Opération blanche, les ingrédients répertoriés ne correspondent pas aux contraintes de la recette. Je rumine, mais conserve assez d'espoir pour me jeter dans la voiture, direction La Capitale. Je compte. Cela fait deux heures que j'ai entamé mes recherches alimentaires. 
L'épicerie du Bon Marché, grand pourvoyeur en nourritures terrestres diverses et variées, devrait répondre à mes exigences. La circulation est difficile à la veille de cette nouvelle année, les gens bougent dans tous les sens. Il tombe un crachin glacé, la chaussée glissante ralenti le flux des intrépides qui ont osé sortir en voiture.
Je me gare à la vanne à gaines, priant Saint-Sylvestre de veiller à maintenir les zélés poulets dans leurs fours, par cette météo glaciaire, le temps de mes emplètes.
Je cours, bravant l'interdiction de stationner. Je trouve tout mon bonheur chez Bonmar. Je prends le temps de regretter de ne pas le prendre. Les rayons abondent d'étranges produits qui interpellent ma curiosité. Humer, toucher, mirer, examiner, explorer toutes ces boites et autres paquets remplis des ressources culinaires de la planète entière me tente terriblement.
J'attrape quelques victuailles, détaille les étiquettes, histoire de cerner approximativement la provenance, la nature, l'utilisation possible du produit, et me jette finalement dehors. Je me rassure, envisageant de revenir dans le seul but de visiter les rayons alimentaires comme s'il s'agissait d'une expo. 
Cela fait 4 heures que j'ai quitté la maison. J'arrive à la voiture : une prune me nargue, collée sur le pare-brise, Saint-Sylvestre festoie sans aucun doute avec Janus... l'ingrat.
Je lis ma recette : préparation 30 mn. Je ne lis pas : courses : 5h.
Entre temps Martin a achevé sa vache champenoise rose sur papier glacé.