lundi 6 juillet 2009

La part du père

Les pikniks font partie des petits bonheurs de la vie de Juliette.
Ce soir, Juliette a invité Ernest, son ami allemand, pour un dîner sur l'herbe grasse du carré des cerisiers japonais au parc de Sceaux.
Juliette a le chic pour faire parler les muets, dont Ernest. Ce soir, en plus de dévorer une gigantesque tarte aux légumes, il est question des expériences fondatrices, que chacun a vécu un jour ou l'autre.
Régulièrement Ernest jeûne. Une fois par an, il émigre vers les montagnes cévenoles pour rejoindre un groupe d'allumés (pardon les allumés) (NDLR : Juliette n'a rien contre les allumés, d'ailleurs elle raffole de la lumière), lesquels, rituellement, passent une semaine tournés vers leur intérieur, à méditer et ne rien manger. En revanche, ils boivent. De l'eau, de la tisane, et quand c'est la fête, du jus de légumes, sans légumes. On met de l'eau dans une casserole, on y ajoute des légumes bio pleins de vitamines et de sels minéraux, on fait bouillir, et quand les légumes sont cuits, on les isole du bouillon, et on les donne à Grolouis, le cochon de service. Le jus, aux stagiaires, qui ont payé cher leur semaine pour s'enrichir du vide, du silence, de l'absence, du manque, du puisement des ressources intérieures, de l'épuisement des nourritures superficielles et bien évidemment, éphémères, inutiles, voire toxiques.
Ernest aime jeûner. Il aime sentir son intérieur se réveiller, s'agiter, vibrer, se révéler, et dans la privation, donner du sens à ses sensations. Ainsi, il parvient à différencier ce qu'est l'envie de sucre, l'envie de se remplir, l'envie de croquer, l'envie d'avaler. En l'écoutant Juliette l'envie. Un tel échantillonnage de découvertes potentielles... que de perspectives enrichissantes !
Les yeux fermés, imaginer un fruit lui en donne le goût, la sensation se définit sous la pression des mâchoires, la satiété n'est pas loin de se composer d'abstrait. L'ami Antoine, spécialiste des méandres du cerveau, confirmera que les neurones gardent une empreinte identique à la sensation réellement vécue. Rien à voir avec la faim. La faim ne se fait sentir que lorsqu'on cherche longtemps à la trouver. Avant d'éprouver la faim, Ernest entame une longue randonnée parsemée de sensations subliminales. La faim se révèle longtemps après avoir commencé à ne plus rien manger, et si l'on ne se prive qu'une semaine, il est probable qu'elle reste silencieuse. La faim est la reine du jeûne. Elle se mérite.
Ernest, appuyé sur son coude, dans l'herbe de ce début d'été, raconte les moments extrêmes qui parcourent son histoire. Il a beau être flic, les plus belles expériences de sa vie ne ressemblent pas à celles de James Bond. Vous imaginez James en train de jeûner. Genre "non poulette, pas ce soir, faut pas que je loupe l'heure mon bouillon de topinanbours ?"
James mange de la viande rouge, et affronte les truands le ventre plein, ça va de soi.
L'autre expérience extrême d'Ernest, c'est sa mère, Yvonne. Yvonne a toujours rêvé d'Ernest, son grand Amour. Ernest a aimé la mère d'Ernest et l'a quitté. Et ce qu'il en reste, c'est que le père d'Ernest ne s'appelle pas Ernest. Er ist nicht.
Là... PAUSE; D'accord c'est compliqué. On relit. On relit une deuxième fois... Bon, ça suffit, on continue. Je n'aurais pas de raison d'écrire si la vie était simple. 
.../... Aussi, remplit jusqu'à plus faim de l'amour de sa mère, Ernest, le jeune, jeûne, chaque fois qu'il devrait couper son gâteau d'anniversaire.
Ernest change l'appui de son coude fatigué par le support prolongé de sa lourde tête. Il se tourne mollement sur la couverture qui délimite l'espace des agapes publiques du duo en pic nic. Il semble se perdre dans une réminiscence silencieuse. 
A proximité, un groupe d'ados s'excite autour d' un jeu inconnu mais pas insonore. Aussi le son ramène Juliette à une réalité qui n'est pas celle de la vie d'Ernest. Quelle est la règle de ce jeu bruyant ? Après quelques minutes d'observation, cela semble simple : tu envoies en l'air un chapeau et tu cries le nom du copain qui doit l'attraper avant que l'objet ne touche le sol. Pour la centième fois le chapeau est lancé très haut en l'air. Choper le chapeau, ou porter le chapeau... 
Mais soudain, Ernest se redresse brusquement et hurle un déchirant PAPAAAAAAAAAAA....................

1 commentaire:

Jacques a dit…

En lisant je comprends le terme de queue d'une nouille.