mercredi 6 novembre 2013

Mur, Mur

Chers amis,

C'est ainsi l'automne, à Paris comme à Berlin (j'en reviens)
Les feuilles tombent, les passants négligemment les foulent, 
et le bruissement de leur déchirure m'atteint
cruellement, rouvrant ainsi une blessure sourde

Serait-ce l'automne, qui dès septembre, éprit d'audace
m'adresse flaques brumeuses et amertume tenace ?
Est ce le temps des écueils, qui sans invitation
Trouble le rythme des heures, fausse la gravitation

L'effronté guide mes doigts gelés vers l'écriture, 
comme canot de survie, oxygène ou couverture 

Qu'est ce qui bouleverse l'ordre assurément, 
et la mise en pli effrontément,
si ce n'est mordre les mots sans discernement, 
souffler sur les répétitions infiniment

Quelles sont ces feuilles qui ne se posent pas sous ma main 
et pourtant laissent leur trace sur mon chemin
et ces touches que j'assomme, pour imprimer mes pas 
avec l'impertinence qui se cache, peut-être, là.

m'y trouve, m'y trouve pas, est ce le soucis
si je traduis dans ces lettres, l'être qui s'enfuit

Les feuilles tombent, ocres froissées, sur la Seine et la Spree, 
C'est l'automne à Paris, mais à Berlin aussi
Et ces chutes syncopées, répétées chaque saison
m'accolent impitoyables, au mur des dérisions

lundi 23 janvier 2012

Pour une sonate

Juliette accompagne sa petite Hélène au conservatoire pour une audition de hautbois.
Ces auditions ont lieu deux fois par an, avec des élèves fidèles et passionnés, dont l'effectif ne se modifie presque pas. Aussi les parents, attentifs, suivent l'évolution de chacun. Pour Juliette, la situation est pourtant est très particulière. Parmi les élèves qui composent cette classe, quelques uns sont entrés, tout bébés, à la crèche dont elle était directrice il y a 18 ans. Aussi, lorsqu'elle croise les jeunes musiciens aujourd'hui, deux images se superposent : celle du bébé-d'avant devenu l'ado-d'aujourd'hui.
C'est le cas pour Timothée. Juliette se souvient très précisément de la joie de ce petit, lorsqu'un matin il a commencé à marcher. Cherchant à maintenir son équilibre très instable il plaçait ses bras latéralement ; repliés en balanciers ils assuraient sa progression verticale. Cette double image vaut pour Mathilde également. Mathilde joue du violoncelle aujourd'hui. Juliette la revoit se trainant par terre, ivre de rage, noyée dans les pleurs au départ de son père, lorsqu'il la laissait à la crèche pour aller vivre sa journée d'architecte. Elle arrivait alors doucement, rituellement près de l'enfant, la cueillait dans sa détresse, prononçait quelques mots apaisants sur cette colère assourdissante, puis se posait à terre un instant, lisait des histoires tant que les mouvements des parents, allant et venant, rendaient l'environnement trop instable pour faire taire les chagrins.
Ce soir, Timothée joue et Mathilde aussi. Timothée est grand, costaud, vétu d'un pull malgré la chaleur ambiante, d'un jean très ajusté, de baskets qui ne contraignent pas les chevilles. Son hautbois dans les mains, désinvolte, il secoue la tête plusieurs fois pour déranger des mèches supposées trop ordonnées. Il ajuste son anche, la lissant plusieurs fois entre ses lèvres, émet quelques notes pour vérifier la hauteur du son, ne regarde plus que la pianiste, détermine le rythme silencieusement, dans un léger mouvement de tête complice. Puis dans un élan des poignets, se lance. Les notes filent, vibrantes et les mouvements de son corps ondulent avec le son. Juliette ferme les yeux, pas besoin d'image pour cette sonate. La musique l'enveloppe peu à peu puis vient l'émotion que l'on n'attendait pas, et avec elle, les larmes.
Après les dernières notes, atténuées jusqu'à s'éteindre, ouvrir les yeux, goûter cette seconde de silence, au cours de laquelle chacun s'aperçoit, que oui, c'est bien fini, puis rendre au son toute sa place, libérer la tension de l'écoute, en applaudissant, l'air un peu hagard.
Se lever lentement, rejoindre la pesanteur, dire merci pour ce très beau moment à Timothée. Ne pas lui dire la superposition des images : lui cherchant son équilibre il y a 18 ans dans l'espace d'une crèche et Juliette, cherchant à récupérer le sien ce soir, au fond d'une sonate.

dimanche 22 janvier 2012

Gastons

Agathe pousse la porte de la DRH où elle retrouve Marc, c'est avec lui qu'elle assure, avec une complicité souvent salutaire, les entretiens des candidats qui postulent pour sa boite.
Ce matin Monsieur Gaston Laborde, premier candidat de la matinée, est déjà installé dans la salle lorsque les deux recruteurs y entrent. Il a soigné sa tenue : postulant pour un emploi de jardinier il est vêtu d'un complet veston accessoirisé d' une cravate bleue électrique à gros motifs dans le style d'une bande dessinée. D'abord étonnée par son allure de commercial, Agathe se dit qu'il aurait été très surprenant de le voir se présenter en sabots de caoutchouc kakis, chapeau de paille, tablier vert, arrosoir à la main et panoplie complète de sécateurs dans la poche.
Marc prend la parole, se présente, présente Agathe et commence à questionner le postulant. Agathe, mal réveillée ce matin, préfère se réserver le rôle de l'observateur. La cravate de Monsieur Gaston laborde, unique point de couleur dans la pièce, capte son attention. 3 images de Gaston Lagaffe y figurent superposées sur la longueur de la cravate. Elle suppose que la lecture des images doit se faire du haut en bas... Le premier Gaston, le plus proche du cou du postulant, se ballade fringant, satisfait de lui dans son loden élimé, se rendant sans aucun doute à la machine à café où Melle Jeanne l'attend toute excitée. Le second Gaston dérape (sol mouillé, peau de banane, contravention huileuse ???), mais reste suspendu au dessus du sol, une fraction de seconde avant de, très probablement, s'étaler méchamment. Le troisième Gaston, dont la mine désespérée se résume à un hématome facial géant, est installé dans un lit d''hôpital, un pied en traction, un bras dans le plâtre.
Agathe se jure qu'elle ne demandera pas au candidat l'adresse du vendeur de ce flamboyant accessoire très masculin, même si elle se trouvait totalement à cour d'imagination pour poser quelques questions supplémentaires...
L'entretien s'achève rapidement, Marc ponctuant l'instant final par un éclaircissement sonore de sa voix de baryton basse. Monsieur Gaston Laborde remercie, se lève péniblement, rassemble maladroitement ses certificats, courriers et diplômes dans son cartable, pivote sur lui même en sautillant sur son seul pied gauche... le droit étant coincé dans un plâtre, le poignet gauche dans une attelle, salue et quitte la pièce.
Marc s'écroule sur le bureau, mort de rire "Non mais t'as vu sa cravate ?"

jeudi 19 janvier 2012

Murmure
Silence
J'ouvre mes poumons, simple soulèvement mécanique
d'une cage thoracique paresseuse
...silence
j'esquisse quelques mouvements
les pointes de mes pieds nus s'échappant,
quelques fugaces instants,
de la terre battue...
...silence
J'arrondis les bras, m'enroule autour de l'axe
de mon corps, pivotant sur moi-même..
et dessine plusieurs arabesques
... silence
je ferme les yeux, progressivement,
pointillant la lumière de soupirs obscurs,
te cherchant, doutante et insécure
Silence
puis je m'infléchis, lentement happée ,
et m'endors enfin, dans un calme placentaire

dimanche 10 juillet 2011

Etrange

Alors qu'elle allait fêter ses 14 ans, Juliette cassa sa tirelire pour s'offrir un vélosolex (jaune citron). L'idée, étant de déserter la maison paternelle, devenue au fur et à mesure des années, aussi accueillante qu'un nid de vipères hystériques.
Dès qu'elle eut atteint ses 16 ans, accaparée par cette intention de plus en plus prégnante, elle passa le permis moto. Une fois gagné, celui-ci s'accompagna immédiatement de l'achat d'un engin qui lui permettait de traverser le col de la Schlucht et de gagner, lorsque l'ambiance était trop explosive chez ses parents, la ferme de sa grand mère, refuge inespéré. Deux éléments de motivation majeurs justifiaient ces fugues calculées : le désir immense de retrouver la nature (les prés, la forêt, et les odeurs de terre humide)... et les grosses fêtes organisées par Justin, dont les parents étaient voisins de sa grand- mère. Justin était tendre, musclé, drôle, méditerranéen et amoureux : il était donc naturellement pourvu d'un package complet destiné à captiver l'attention de Juliette. Lorsqu'elle se retrouvait, moteur à pleins gaz dans les chemins de forêt, après une centaine de kilomètres d'asphalte parcourus en moto, parfois sous la pluie ou la neige et dans le froid de l'hiver naissant, Juliette éprouvait béatement ce sentiment de liberté qui l'extrayait de l'occlusion familiale quotidienne. Et, son casque accroché au bras, les cheveux (gelés) au vent, elle chantait à tue tête, accompagnée par le 4 temps de son moteur : I can see clearly now the rain has gone...

Juliette pousse la porte d'un magasin de motos, parcourt quelques mètres dans l'allée centrale, bordée d'engins surpuissants, mais heureusement éteints. La musique douce diffusée dès l'entrée contraste avec la promesse sonore de ces monstres alignés.
A l'extérieur, un homme vêtu d'une combinaison de cuir blanc, contraint sa moto à basculer sur sa béquille centrale dans un puissant mouvement arrière de son corps. Il enjambe l'engin, ôte son casque (blanc), croise le regard de Juliette derrière la vitrine et pousse lui aussi la porte, mais Juliette le remarque à peine.
L'idée de la rêveuse, après 10 ans sans conduire et contre les avis alarmés qu'elle entend régulièrement, est d'avoir de nouveau une moto à elle, un engin puissant pour goûter encore à ce plaisir de négocier chaque lacet dans les routes de montagne, de filer dans le vent des lignes droites, les yeux remplis de larmes froides qui scient ses joues, ou d'éviter en se déhanchant avec souplesse, branches et cassis dans les chemins forestiers.
En plein imaginaire, elle déambule lentement au milieu des deux roues, très impressionnée par leurs formes et leur majesté. Elle goûte ce moment avec le plaisir d'un enfant qui découvre ses cadeaux de noël. Derrière elle, l'homme blanc la suit au ralenti dans les allées d'asphalte de l'entrepôt, et se rapproche peu à peu. Négligeant cette présence, absorbée par son projet, Juliette s'arrète régulièrement pour regarder, s'y voir, s'y croire, toucher les chromes, les poignées, l'arrondi d'un réservoir ou surprendre son image déformée dans le cylindre éblouissant d'un pot d'échappement. Au terme de l'allée, l'homme l'a rejoint, il est en face d'elle. Seul le corps imposant d'une kawasaki 1100 les sépare. Etonnamment il a une voix... Il lui dit : "Attention Mademoiselle, elle pourrait aussi prendre votre vie", puis il ajuste lentement son casque qu'il fixe en un clic percutant. Toujours en la regardant, il passe la porte, enjambe l'engin, décale, allume le moteur et quitte le parking après avoir effectué un demi tour serré, sans poser pied à terre.
Juliette, la main empaumée sur le réservoir froid de l'engin qu'elle avait approché, reste immobile. La musique sirupeuse a cessé, l'entrepôt ferme il est 19h. Serait-ce un ange cet homme étrange ?
10 autres années passent avant que Juliette ne s'aventure une nouvelle fois dans un entrepôt de motos... C'était hier.

dimanche 3 juillet 2011

Ne pas être

Lundi, Jour J : premier jour des soldes.
19h : Agathe sort de son travail précipitamment, frôlant le délit d'abandon prématuré de poste que les regards acides de deux secrétaires amères lui signifient en passant. Elle se jette dehors, saute de justesse un train de banlieue, débarque quelques minutes plus tard dans la grande salle des pas perdus qu'elle traverse pour parvenir aux Galeries Lafayette et retrouver Cécile . A l'entrée du magasin l'empressement des clientes autour des bacs qui dégorgent de marchandises provoque une grimace complice et, simultanément, un mouvement de replis.
Les deux amies s'orientent rapidement vers le rayon lingerie fine, avec deux objectifs : se faire plaisir, et trouver un cadeau pour Aline, qui va fêter son anniversaire quelques jours plus tard. Les chalands sont plus paisibles autour des dentelles et des soies. Quelques messieurs et deux vieilles dames, entourés de paquets posés à terre, somnolent plus ou moins sur d'énormes canapés en velours. Un monsieur, qui semble seul au monde, examine avec attention des culottes en broderie anglaise qu'il sort minutieusement des bacs puis étend l'un à la suite l'une de l'autre entre ses deux mains tendues à hauteur de ses yeux. Il semble perplexe.
Un autre homme en costume suit sa dame, le regard perdu au fond des bacs et les deux mains placées dans son dos, comme pour les punir ou les empêcher d'agir.
Serait-ce le fait du froissement des matières nobles sous les doigts qui apaiserait les uns, ou l'idée qu'un "dessous" se doit d'être apprécié en silence pour conserver son identité précieuse ? Ou seraient-ce les rêves pleins de promesses qui, s'échappant des inconsciences, rendraient muet quiconque approcherait les gracieuses matières textiles ?
Cécile, terre à terre, annonce à voix basse que les vêtements sont trop chers si l'on ramène leur prix au kilo, ce qui d'emblée pourrait faire taire tout autre commentaire, et tuer irrévocablement le plaisir de ce moment. Mais Agathe, qui préfère acheter l'un de ces dessous hors de prix que 10 autres, certes moins onéreux, mais sans caractère ni élégance, ne se laisse pas démotiver. Elle aime se sentir belle, en dessous, en soie et dentelle, invisible des autres, rien que pour se sentir Elle...

Dans ce calme trompeur, Agathe croit sentir à présent l'effervescence discrète de chacun.
L'homme aux mains emprisonnées les observe avec insistance, il dévisage particulièrement Agathe.
Une vendeuse, très ronde, habillée d'une robe moulante et rouge à lèvrée d'une couleur identique à sa robe flamboyante, s'approche des deux amies. Sa voix gouailleuse et traînante contraste avec l'élégance du rayon : "je peux vous aider ?". Après description du projet qu'elles mènent pour l'anniversaire, Agathe et Cécile suivent leur chaperon qui extrait d'un tiroir quelques ensembles avec porte-jarretelles. Elles se regardent dubitatives : Cécile appréciera-t-elle cet accessoire dans lequel elles ne la visualisent pas très clairement, comment va-t-elle considérer ce cadeau particulier offert par ses amies ?
La vendeuse attentive perçoit leur questionnement et s'embarque dans une explication très détaillée du-dit accessoire et de sa raison d'être. "Vous comprenez il est pas pratique, parfois il fait mal ici lorsqu'on marche, et se tournant de trois quart, elle cible le point stratégique, situé au dessus de la fesse. "et là aussi ça peut coincer", signifiant en se tournant une fois encore, le point symétrique sur l'autre fesse "Quand il fait froid poursuit-t-elle, c'est pas comme si on portait un collant, on sent les courants d'air, vous comprenez ?" s'inquiète-t-elle (oui, madame, les courants-d'air sous les jupes, on a l'âge d'en avoir connu), "et puis, poursuit-elle avec assurance, il n'est ni facile de l'enfiler, ni de l'enlever si l'on est seule à réaliser l'opération, vous voyez ce que je veux dire ?"oups, oui Madame. " Et il faut une certaine habitude pour savoir comment le placer. Parfois, même les attaches lâchent à l'improviste, et c'est compliqué de manoeuvrer pour les remettre en place discrètement... Bref, vous savez mes petites dames... c'est une vraie galère mais il a un avantage majeur qui se discute pas..." et balayant d'un seul coup tous les désagréments ci-dessus cités : "les hommes y zaiment" et elle sait de quoi elle parle, ajoute-t-elle de façon à mettre un point final à toute autre tentative d'objection..
Agathe médite l'argumentaire alors même qu'elle avait accepté cette idée d'achat avec amusement.
L'homme qui les observe depuis un moment s'approche prudemment et s'adressant à Agathe malgré la présence de sa compagne "je vous ai déjà vue quelque part, ne seriez-vous pas allée en vacances aux Canaries l'an passé ?" Agathe ne peut penser qu'il s'agit là d'une tentative de drague maladroite et ridicule... Mais non, elle n'est jamais allée aux Canaries. Et à Saint Pré, au carnaval des pompiers le 13 mai ? Non, pas plus, désolée.
L'homme embarrassé s'éloigne en commentant les réponses d'Agathe, laquelle semble amusée par cet épisode, habituée à se voir reconnaître assez souvent en tous lieux par d'autres personnes. Elle a ainsi intégré, depuis de nombreuses années, l'idée d'avoir un visage passe-partout, une identité superposable à d'autres connues.
Elle entre dans une cabine, quelques éléments en soie dans les mains. L'homme Carnaval la dévisage encore, quelques allées plus loin. Vraiment, il me connaît celui-là, pense-t-elle en fermant le rideau de la cabine.
Il revient vers elle dès son retour du salon d'essayage et n'hésite pas à poursuivre son interrogatoire, affichant une détermination à trouver l'identité d'Agathe, doublée d'une angoisse à l'idée de ne pas y parvenir : "est ce que vous faites partie de l'association des fleurs bleues ?, du comité de quartier des Ulysses ?"... et repart vers sa compagne, désarmé, mains dans le dos.
Le magasin ferme lorsqu'Agathe et Cécile ont arrêté leurs choix après des dizaines d'essayages, de commentaires, de rires complices avec cette vendeuse "qui en connu plus d'une dans sa vie".
L'homme des Canaries revient vers elles, ses mains libérées jouissant enfin de tout l' espace ce qui leur permet de mouliner largement. Il est enthousiaste, presque euphorique : "je sais : vous étiez à l'Ile Maurice en 2000, face au Grand Morne sur un catamaran amarré non loin du lagon.
Agathe est médusée. Oui. Elle s'y trouvait, mais le visage de cet homme ne lui évoque rien qui lie cet événement, qui n'en fut pas un pour elle, à ce monsieur.
Vous étiez une passagère : assise sur le pont vêtue, d'une robe blanche, vous sembliez perdue dans vos pensées. Oui, Agathe s'en souvient. Un mariage avait été organisé à bord et ce genre de fête la laisse toujours rêveuse, elle a pu sembler perdue, mais comment le sait-il ?
"Mon fils y fêtait son mariage", reprend-il, " Je vous vois tous les matins dans ma chambre dès mon réveil depuis 11 ans"... ce qui laisse Agathe dubitative, mais il poursuit :
"Vous êtes sur la photo de son mariage"....

mercredi 22 juin 2011

Etre

Agathe arrive à son bureau, ouvre sa boite aux lettres électronique, et y trouve un message, comme tous les matins depuis une semaine, de son "administrateur système", le seul, peut-être, qui travaille la nuit.

Parfois il lui écrit que ses courriers ont bien été remis à leurs destinataires. Mais depuis une semaine il lui annonce "votre boite aux lettres a atteint sa taille limite". Elle comprend qu'il lui faut diriger vers la poubelle ce qui doit y être jeté. Elle trie, vire, dégage, classe, extermine. Mais tous les matins, malgré le ménage de la veille, malgré l'attention qu'elle a porté tout au long de la journée à se poser la question du devenir de chaque message, en le redigeant bien à propos, ce qu'elle comprend est ceci : "tu en fais trop et j'en ai assez".

La nuit suivante elle investit cet évènement lors de son habituelle insomnie. Elle sait pourtant que la nuit amplifie, déforme les émotions, mais laisse vagabonder l'idée : J'en fais trop, je veux me réduire à l'essentiel

Première mesure : silence.

Joseph en fait les frais dès le matin, la fatigue aidant. Après une explication sonore, une dispute, un orage bleu noir dans l'appartement, des cendres tombent sur les belligérants le temps du petit déjeuner... et plus.

Elle a envie de faire taire tout cela, et qu'on lui reconnaisse, sans poser de question, le droit d'être simple. Etre. En écrivant, en gommant, en occupant ses mains, en parcourant ses poêmes, ses journaux, ses courriers, sa

maison, en rassemblant pour le jeter ce qui depuis des mois était invisible, non consulté, encartonné et sans utilité... Pas lieu d'être, là ou il ne faut pas. L'important étant de conserver le plus simple élément de tout appareil, à condition que la manoeuvre fut utile. A la fin de l'opération mentale idoine, il ne lui faut quasiment rien garder, et beaucoup jeter. Joseph n'est pas d'accord sur ce point, lui, si conservateur, y compris de ce qui ne lui appartient pas.


Lorsqu'il réalise ce qui se joue, ce mouvement insupportable de cartons qui disparaissent dans la poubelle doit prendre fin. Il voit du désespoir dans ce geste qui pourtant allège considérablement Agathe. Un dialogue houleux dans le local des déchets fait vibrer les containers. Mais elle a atteint rapidement la limite des argumentations, des étayages, des remises en forme de l'historique, des mises en relation d'évènements pour lesquels elle aurait agit différemment, si ou si... et

si...mais diable...pourquoi, comment, à quelles fins... "Me serais-je trompé, te serais-tu trompée, que s'est-il passé, que s'est-il présent, que sera-t-il futur ? Où es-tu, que me dis tu ? est-ce que je comprends bien ? Quelle est cette case dans laquelle je ne te rentre pas, quels sont ces objets devenus encombrants pour toi ? Quel est le projet de ce dépouillement ? Vais-je, moi-aussi, passer à la trappe ?

Silence du côté d'Agathe. Faire taire les réponses, trop encombrantes, trop lourdes, trop pesantes. Silence. Trop de mots ont été prononcés depuis la nuit des temps.


Elle comprend ceux qui pour en finir de se poser des questions et de répondre à celles des autres sans être certains de leur répondre vraiment, choisissent de placer le point final tant attendu sur "une question qui a le mérite, pourtant, d'être claire il me semble", entrent dans une masse d'eau, quelque part, avancent doucement et laissent l'eau passer au-dessus d'eux pour les engloutir, allégement maximal.

Ne pas se méprendre, Agathe ne déprime pas, loin de là, elle vit, elle est. Et cette proximité de l'être lui fait effleurer le "ne plus être". Elle désire la vie, plus que jamais, mais la vie réduite à son élément le plus simple.

Ce qu'elle préfère vivre avec Joseph en ce moment c'est chanter. Cela ne demande pas de prise de tête, la voix de tête, et cela présente l'avantage d'être immatériel. C'est un moment de grâce comme il en existe trop peu. Chanter, et laisser partir un peu de soi très haut, on ne sait où, mais ailleurs. Faire résonner son corps à travers des cordes, sans penser. S'étonner des sons, laisser sonner..