dimanche 10 juillet 2011

Etrange

Alors qu'elle allait fêter ses 14 ans, Juliette cassa sa tirelire pour s'offrir un vélosolex (jaune citron). L'idée, étant de déserter la maison paternelle, devenue au fur et à mesure des années, aussi accueillante qu'un nid de vipères hystériques.
Dès qu'elle eut atteint ses 16 ans, accaparée par cette intention de plus en plus prégnante, elle passa le permis moto. Une fois gagné, celui-ci s'accompagna immédiatement de l'achat d'un engin qui lui permettait de traverser le col de la Schlucht et de gagner, lorsque l'ambiance était trop explosive chez ses parents, la ferme de sa grand mère, refuge inespéré. Deux éléments de motivation majeurs justifiaient ces fugues calculées : le désir immense de retrouver la nature (les prés, la forêt, et les odeurs de terre humide)... et les grosses fêtes organisées par Justin, dont les parents étaient voisins de sa grand- mère. Justin était tendre, musclé, drôle, méditerranéen et amoureux : il était donc naturellement pourvu d'un package complet destiné à captiver l'attention de Juliette. Lorsqu'elle se retrouvait, moteur à pleins gaz dans les chemins de forêt, après une centaine de kilomètres d'asphalte parcourus en moto, parfois sous la pluie ou la neige et dans le froid de l'hiver naissant, Juliette éprouvait béatement ce sentiment de liberté qui l'extrayait de l'occlusion familiale quotidienne. Et, son casque accroché au bras, les cheveux (gelés) au vent, elle chantait à tue tête, accompagnée par le 4 temps de son moteur : I can see clearly now the rain has gone...

Juliette pousse la porte d'un magasin de motos, parcourt quelques mètres dans l'allée centrale, bordée d'engins surpuissants, mais heureusement éteints. La musique douce diffusée dès l'entrée contraste avec la promesse sonore de ces monstres alignés.
A l'extérieur, un homme vêtu d'une combinaison de cuir blanc, contraint sa moto à basculer sur sa béquille centrale dans un puissant mouvement arrière de son corps. Il enjambe l'engin, ôte son casque (blanc), croise le regard de Juliette derrière la vitrine et pousse lui aussi la porte, mais Juliette le remarque à peine.
L'idée de la rêveuse, après 10 ans sans conduire et contre les avis alarmés qu'elle entend régulièrement, est d'avoir de nouveau une moto à elle, un engin puissant pour goûter encore à ce plaisir de négocier chaque lacet dans les routes de montagne, de filer dans le vent des lignes droites, les yeux remplis de larmes froides qui scient ses joues, ou d'éviter en se déhanchant avec souplesse, branches et cassis dans les chemins forestiers.
En plein imaginaire, elle déambule lentement au milieu des deux roues, très impressionnée par leurs formes et leur majesté. Elle goûte ce moment avec le plaisir d'un enfant qui découvre ses cadeaux de noël. Derrière elle, l'homme blanc la suit au ralenti dans les allées d'asphalte de l'entrepôt, et se rapproche peu à peu. Négligeant cette présence, absorbée par son projet, Juliette s'arrète régulièrement pour regarder, s'y voir, s'y croire, toucher les chromes, les poignées, l'arrondi d'un réservoir ou surprendre son image déformée dans le cylindre éblouissant d'un pot d'échappement. Au terme de l'allée, l'homme l'a rejoint, il est en face d'elle. Seul le corps imposant d'une kawasaki 1100 les sépare. Etonnamment il a une voix... Il lui dit : "Attention Mademoiselle, elle pourrait aussi prendre votre vie", puis il ajuste lentement son casque qu'il fixe en un clic percutant. Toujours en la regardant, il passe la porte, enjambe l'engin, décale, allume le moteur et quitte le parking après avoir effectué un demi tour serré, sans poser pied à terre.
Juliette, la main empaumée sur le réservoir froid de l'engin qu'elle avait approché, reste immobile. La musique sirupeuse a cessé, l'entrepôt ferme il est 19h. Serait-ce un ange cet homme étrange ?
10 autres années passent avant que Juliette ne s'aventure une nouvelle fois dans un entrepôt de motos... C'était hier.

dimanche 3 juillet 2011

Ne pas être

Lundi, Jour J : premier jour des soldes.
19h : Agathe sort de son travail précipitamment, frôlant le délit d'abandon prématuré de poste que les regards acides de deux secrétaires amères lui signifient en passant. Elle se jette dehors, saute de justesse un train de banlieue, débarque quelques minutes plus tard dans la grande salle des pas perdus qu'elle traverse pour parvenir aux Galeries Lafayette et retrouver Cécile . A l'entrée du magasin l'empressement des clientes autour des bacs qui dégorgent de marchandises provoque une grimace complice et, simultanément, un mouvement de replis.
Les deux amies s'orientent rapidement vers le rayon lingerie fine, avec deux objectifs : se faire plaisir, et trouver un cadeau pour Aline, qui va fêter son anniversaire quelques jours plus tard. Les chalands sont plus paisibles autour des dentelles et des soies. Quelques messieurs et deux vieilles dames, entourés de paquets posés à terre, somnolent plus ou moins sur d'énormes canapés en velours. Un monsieur, qui semble seul au monde, examine avec attention des culottes en broderie anglaise qu'il sort minutieusement des bacs puis étend l'un à la suite l'une de l'autre entre ses deux mains tendues à hauteur de ses yeux. Il semble perplexe.
Un autre homme en costume suit sa dame, le regard perdu au fond des bacs et les deux mains placées dans son dos, comme pour les punir ou les empêcher d'agir.
Serait-ce le fait du froissement des matières nobles sous les doigts qui apaiserait les uns, ou l'idée qu'un "dessous" se doit d'être apprécié en silence pour conserver son identité précieuse ? Ou seraient-ce les rêves pleins de promesses qui, s'échappant des inconsciences, rendraient muet quiconque approcherait les gracieuses matières textiles ?
Cécile, terre à terre, annonce à voix basse que les vêtements sont trop chers si l'on ramène leur prix au kilo, ce qui d'emblée pourrait faire taire tout autre commentaire, et tuer irrévocablement le plaisir de ce moment. Mais Agathe, qui préfère acheter l'un de ces dessous hors de prix que 10 autres, certes moins onéreux, mais sans caractère ni élégance, ne se laisse pas démotiver. Elle aime se sentir belle, en dessous, en soie et dentelle, invisible des autres, rien que pour se sentir Elle...

Dans ce calme trompeur, Agathe croit sentir à présent l'effervescence discrète de chacun.
L'homme aux mains emprisonnées les observe avec insistance, il dévisage particulièrement Agathe.
Une vendeuse, très ronde, habillée d'une robe moulante et rouge à lèvrée d'une couleur identique à sa robe flamboyante, s'approche des deux amies. Sa voix gouailleuse et traînante contraste avec l'élégance du rayon : "je peux vous aider ?". Après description du projet qu'elles mènent pour l'anniversaire, Agathe et Cécile suivent leur chaperon qui extrait d'un tiroir quelques ensembles avec porte-jarretelles. Elles se regardent dubitatives : Cécile appréciera-t-elle cet accessoire dans lequel elles ne la visualisent pas très clairement, comment va-t-elle considérer ce cadeau particulier offert par ses amies ?
La vendeuse attentive perçoit leur questionnement et s'embarque dans une explication très détaillée du-dit accessoire et de sa raison d'être. "Vous comprenez il est pas pratique, parfois il fait mal ici lorsqu'on marche, et se tournant de trois quart, elle cible le point stratégique, situé au dessus de la fesse. "et là aussi ça peut coincer", signifiant en se tournant une fois encore, le point symétrique sur l'autre fesse "Quand il fait froid poursuit-t-elle, c'est pas comme si on portait un collant, on sent les courants d'air, vous comprenez ?" s'inquiète-t-elle (oui, madame, les courants-d'air sous les jupes, on a l'âge d'en avoir connu), "et puis, poursuit-elle avec assurance, il n'est ni facile de l'enfiler, ni de l'enlever si l'on est seule à réaliser l'opération, vous voyez ce que je veux dire ?"oups, oui Madame. " Et il faut une certaine habitude pour savoir comment le placer. Parfois, même les attaches lâchent à l'improviste, et c'est compliqué de manoeuvrer pour les remettre en place discrètement... Bref, vous savez mes petites dames... c'est une vraie galère mais il a un avantage majeur qui se discute pas..." et balayant d'un seul coup tous les désagréments ci-dessus cités : "les hommes y zaiment" et elle sait de quoi elle parle, ajoute-t-elle de façon à mettre un point final à toute autre tentative d'objection..
Agathe médite l'argumentaire alors même qu'elle avait accepté cette idée d'achat avec amusement.
L'homme qui les observe depuis un moment s'approche prudemment et s'adressant à Agathe malgré la présence de sa compagne "je vous ai déjà vue quelque part, ne seriez-vous pas allée en vacances aux Canaries l'an passé ?" Agathe ne peut penser qu'il s'agit là d'une tentative de drague maladroite et ridicule... Mais non, elle n'est jamais allée aux Canaries. Et à Saint Pré, au carnaval des pompiers le 13 mai ? Non, pas plus, désolée.
L'homme embarrassé s'éloigne en commentant les réponses d'Agathe, laquelle semble amusée par cet épisode, habituée à se voir reconnaître assez souvent en tous lieux par d'autres personnes. Elle a ainsi intégré, depuis de nombreuses années, l'idée d'avoir un visage passe-partout, une identité superposable à d'autres connues.
Elle entre dans une cabine, quelques éléments en soie dans les mains. L'homme Carnaval la dévisage encore, quelques allées plus loin. Vraiment, il me connaît celui-là, pense-t-elle en fermant le rideau de la cabine.
Il revient vers elle dès son retour du salon d'essayage et n'hésite pas à poursuivre son interrogatoire, affichant une détermination à trouver l'identité d'Agathe, doublée d'une angoisse à l'idée de ne pas y parvenir : "est ce que vous faites partie de l'association des fleurs bleues ?, du comité de quartier des Ulysses ?"... et repart vers sa compagne, désarmé, mains dans le dos.
Le magasin ferme lorsqu'Agathe et Cécile ont arrêté leurs choix après des dizaines d'essayages, de commentaires, de rires complices avec cette vendeuse "qui en connu plus d'une dans sa vie".
L'homme des Canaries revient vers elles, ses mains libérées jouissant enfin de tout l' espace ce qui leur permet de mouliner largement. Il est enthousiaste, presque euphorique : "je sais : vous étiez à l'Ile Maurice en 2000, face au Grand Morne sur un catamaran amarré non loin du lagon.
Agathe est médusée. Oui. Elle s'y trouvait, mais le visage de cet homme ne lui évoque rien qui lie cet événement, qui n'en fut pas un pour elle, à ce monsieur.
Vous étiez une passagère : assise sur le pont vêtue, d'une robe blanche, vous sembliez perdue dans vos pensées. Oui, Agathe s'en souvient. Un mariage avait été organisé à bord et ce genre de fête la laisse toujours rêveuse, elle a pu sembler perdue, mais comment le sait-il ?
"Mon fils y fêtait son mariage", reprend-il, " Je vous vois tous les matins dans ma chambre dès mon réveil depuis 11 ans"... ce qui laisse Agathe dubitative, mais il poursuit :
"Vous êtes sur la photo de son mariage"....

mercredi 22 juin 2011

Etre

Agathe arrive à son bureau, ouvre sa boite aux lettres électronique, et y trouve un message, comme tous les matins depuis une semaine, de son "administrateur système", le seul, peut-être, qui travaille la nuit.

Parfois il lui écrit que ses courriers ont bien été remis à leurs destinataires. Mais depuis une semaine il lui annonce "votre boite aux lettres a atteint sa taille limite". Elle comprend qu'il lui faut diriger vers la poubelle ce qui doit y être jeté. Elle trie, vire, dégage, classe, extermine. Mais tous les matins, malgré le ménage de la veille, malgré l'attention qu'elle a porté tout au long de la journée à se poser la question du devenir de chaque message, en le redigeant bien à propos, ce qu'elle comprend est ceci : "tu en fais trop et j'en ai assez".

La nuit suivante elle investit cet évènement lors de son habituelle insomnie. Elle sait pourtant que la nuit amplifie, déforme les émotions, mais laisse vagabonder l'idée : J'en fais trop, je veux me réduire à l'essentiel

Première mesure : silence.

Joseph en fait les frais dès le matin, la fatigue aidant. Après une explication sonore, une dispute, un orage bleu noir dans l'appartement, des cendres tombent sur les belligérants le temps du petit déjeuner... et plus.

Elle a envie de faire taire tout cela, et qu'on lui reconnaisse, sans poser de question, le droit d'être simple. Etre. En écrivant, en gommant, en occupant ses mains, en parcourant ses poêmes, ses journaux, ses courriers, sa

maison, en rassemblant pour le jeter ce qui depuis des mois était invisible, non consulté, encartonné et sans utilité... Pas lieu d'être, là ou il ne faut pas. L'important étant de conserver le plus simple élément de tout appareil, à condition que la manoeuvre fut utile. A la fin de l'opération mentale idoine, il ne lui faut quasiment rien garder, et beaucoup jeter. Joseph n'est pas d'accord sur ce point, lui, si conservateur, y compris de ce qui ne lui appartient pas.


Lorsqu'il réalise ce qui se joue, ce mouvement insupportable de cartons qui disparaissent dans la poubelle doit prendre fin. Il voit du désespoir dans ce geste qui pourtant allège considérablement Agathe. Un dialogue houleux dans le local des déchets fait vibrer les containers. Mais elle a atteint rapidement la limite des argumentations, des étayages, des remises en forme de l'historique, des mises en relation d'évènements pour lesquels elle aurait agit différemment, si ou si... et

si...mais diable...pourquoi, comment, à quelles fins... "Me serais-je trompé, te serais-tu trompée, que s'est-il passé, que s'est-il présent, que sera-t-il futur ? Où es-tu, que me dis tu ? est-ce que je comprends bien ? Quelle est cette case dans laquelle je ne te rentre pas, quels sont ces objets devenus encombrants pour toi ? Quel est le projet de ce dépouillement ? Vais-je, moi-aussi, passer à la trappe ?

Silence du côté d'Agathe. Faire taire les réponses, trop encombrantes, trop lourdes, trop pesantes. Silence. Trop de mots ont été prononcés depuis la nuit des temps.


Elle comprend ceux qui pour en finir de se poser des questions et de répondre à celles des autres sans être certains de leur répondre vraiment, choisissent de placer le point final tant attendu sur "une question qui a le mérite, pourtant, d'être claire il me semble", entrent dans une masse d'eau, quelque part, avancent doucement et laissent l'eau passer au-dessus d'eux pour les engloutir, allégement maximal.

Ne pas se méprendre, Agathe ne déprime pas, loin de là, elle vit, elle est. Et cette proximité de l'être lui fait effleurer le "ne plus être". Elle désire la vie, plus que jamais, mais la vie réduite à son élément le plus simple.

Ce qu'elle préfère vivre avec Joseph en ce moment c'est chanter. Cela ne demande pas de prise de tête, la voix de tête, et cela présente l'avantage d'être immatériel. C'est un moment de grâce comme il en existe trop peu. Chanter, et laisser partir un peu de soi très haut, on ne sait où, mais ailleurs. Faire résonner son corps à travers des cordes, sans penser. S'étonner des sons, laisser sonner..

samedi 11 juin 2011

Errances

J'avance en déséquilibre, trébuche et me perds,
funambule, sur ces étagères tombées à terre
Dans cet amas de gravas, nommé "mon chez moi"
ce cumul de livres, mégots, relique de repas

Je m'enterre peu à peu, m'isole, déserte et fuis
je noie mon désespoir en ne cessant de boire.
J'avale tant d'alcool entre le jour et la nuit
que le temps devient vain, l'espace réduit et noir

Dans mon cocon sans soie, je m'endors aviné
évidé de douleur, de pensées qui m'agressent
Je deviens l'architecte du monde de mes idées
qui dans ma détresse sont mes titres de noblesse

Tôt ce matin j'ai perdu pied, trop enivré.
Des dizaines de livres écroulés m'ont enseveli
Je suis meurtri, je pars enfin, j'en ai fini
Du poids de mes carences je me sens délivré
Juliette, juin 2011

dimanche 29 mai 2011

Livret de famille

Au début de ce voyage au bout de la nuit, Juliette prenait chaque livre dans ses mains, et chaque livre l'embarquait, ralentissant considérablement le déroulement de la tâche.
Pour les jeter dans le sac poubelle de 100 litres, s'efforcer de ne pas en saisir le titre, l'auteur, de pratiquer mécaniquement, de se placer sous anesthésie, éviter de penser pour n'être pas tentée de lire. Renoncer à un ouvrage, c'est renoncer à un voyage. Aussi Juliette s'efforce de porter son attention sur le mouvement de balancier que son corps imprime dans cette tâche. Elle s'empare d'une série de livres puis les jette dans le sac poubelle au sol. Elle se dit, binaire : "je prends... je jette... je prends... je jette". Parfois un livre, isolé de ses semblables au hasard des saisies, semble pris de révolte face au destin promis. Juliette le surprend dans sa solitude, son mouvement de balancier est cassé, la pensée revient : quel est donc ce livre seul. Comme mu par une intelligence propre, le livre s'agrippe, colle férocément à l'intérieur de la main de Juliette, hurle pour vivre, force Juliette à décripter ce qui lui donne sa singularité. Quelques uns sont ainsi sauvés, Juliette s'arrêtant, l'objet en main, pour lire. Le nom de l'auteur, le titre, puis l'ouvrage est retourné pour le résumé, puis une phrase est lue au hasard des pages feuilletées. La bataille fait rage : garder... jeter... choisir. Une fois le livre ouvert, la survie de l'ouvrage est presque assurée, car pour jeter il faut ne pas lire.
D'autres fois Juliette saisit dans un rayonnage une série de livres moins prestigieux que d'autres. Le doute ne se fait plus sentir, elle lâche ses prises sans difficulté dans le sac ouvert à terre. Mais ces moments sont rares, Nestor ayant une bibliothèque fantastique.
Aujourd'hui, c'est la dernière étape. Juliette a recruté deux forts à bras, Marcel et Joseph, pour l'aider à achever sa tâche. Marcel démonte la dernière bibliothèque tandis que Joseph charrie les sacs et les planches du deuxième étage vers le camion. Juliette, fatiguée observe Marcel : c'est la dernière planche, la dernière vis, le dernier voyage. Marcel soulève l'étagère la plus haute, ce qui fait chuter un livre oublié. Marcel se fiche de ce livre, marche dessus puisque c'est le chemin le plus direct vers la sortie qu'il gagne en emportant les différents éléments du meuble. Et criant à l'attention de Juliette "on y va et on revient", il passe la porte.
Juliette reste seule. Elle ôte ses gants, réalise que c'est fini, note l'heure, comme si elle venait d'achever un accouchement, (le bonheur en moins) il est 16h45.
Elle contemple les murs nus, le sol jonché de papiers, de mégots, stylos, piles, et ses yeux reviennent se pencher alors sur l'ouvrage rebelle, l'ultime blessé non évacué, le suicidé de dernière minute, gisant dans la poussière, le dernier livre. Juliette est submergée par l'émotion de cet achèvement et s'assoit au sol, soulève délicatement l'ouvrage NRF, essuie la poussière qui l'encombre d'un revers de main tout en s'adressant à lui à voix haute, comme pour enlever à ce moment précieux la solennité qui s'y infiltre : "bon, alors comment tu t'appelles toi ?". Le livre blafard et muet répond de ces mots de plomb: "livret de famille". Juliette retourne l'ouvrage pour en lire le résumé :
"Qu'est ce qu'un "livret de famille"? c'est le document officiel rattachant tout être humain à la société à laquelle il vient au monde". Et, ouvrant le livre, elle découvre aussi cette petite phrase de René Char qui introduit l'ouvrage : " vivre, c'est s'obstiner à achever un souvenir"...
De retour chez elle Juliette relate avec toute l'émotion qu'on lui connaît, l'anecdote du dernier livre à son fiston, lequel souriant lui répond laconiquement "ah, c'est marrant".
En fait c'est juste cela, c'est marrant. Ainsi, le dernier livre devient léger, et la famille aussi.

dimanche 1 mai 2011

La verticalité fragile

Page blanche depuis quelques mois. La vie si détériorée de Nestor occupe tant de place dans le quotidien de Juliette que les mots ne passent plus par le filtre de l'encre. L'ancre, c'est lui. Depuis l'automne l'esquif Juliette est à quai, quille ensablée, l'ancre plantée dans un agglomérat de matière collante et sombre. Il semble à Juliette que ce passage de sa vie était inscrit depuis sa naissance dans son histoire. Elle a intégré comme un évènement inévitable l'obligation de s'occuper de Nestor, sentant confusément, du plus loin qu'elle se souvienne, que ce serait un jour sa mission. Mais cela n'atténue pas sa peine à s'en acquitter.
Tous les mois Juliette se rend à Minoucourt pour vider l'appartement de Nestor, mais aussi le voir, lui. Chaque fois elle en revient bouleversée émotionnellement et vidée physiquement tant la tâche est fastidieuse, et la rencontre éprouvante. Grimper les deux étages, entrer dans l'appartement sombre, sentir son odeur mortifère, ouvrir largement les minuscules fenêtres. Malgré cela, allumer les lampes. Enfiler des vêtements qui ne craignent rien, des gants, commencer à remplir des sacs poubelles de livres, de cassettes, de vetements empoussiérés et gluants. Inhaller la poussière des années qui fait tousser et donne envie de cracher. Cracher noir. Porter, tout est lourd. Entreposer sur le palier, puis descendre tout, les deux étages, un sac dans chaque main. Ouvrir la porte, marcher dans la rue jusqu'au container, soulever-jeter, empoigner-jeter, poussière-jeter.
Puis, la tâche jugée suffisante lorsque les forces sont épuisées, rejoindre l'hôpital pour y trouver Nestor, toujours très heureux de voir Juliette. "Ah, salut" lui dit-il, lapidairement.
Puis lui donner le chocolat et les gâteaux apportés pour lui, ou des fleurs aux couleurs pétantes, histoire de le ranimer, que diable. Cette fois Juliette lui a apporté un lecteur et plusieurs de ses CD, un casque audio. Nestor applaudit, vraiment heureux. Il bredouille quelques phrases confuses, difficilement compréhensibles, altérées par une mâchoire ankylosée. Puis brutalement il saisit le chocolat et l'engouffre sans même enlever le papier d'aluminium qui le recouvre. Juliette lui propose d'aller prendre l'air dans le parc ensoleillé et Nestor, enthousiaste, tente de se lever, mais il n'a plus d'équilibre et flageole jusqu'à presque tomber. Pour rejoindre son fauteuil roulant il s'agrippe, tremblant, au bras de sa soeur. Du couloir une aide-soignante passant rapidement devant la porte toujours ouverte de la chambre, le hêle "il est content de voir sa soeur Monsieur Nestor ???"Juliette entend siffler perfidement d'autres mots derrière les mots "ah quand même, enfin vous venez le voir, pas trop tôt..."
De temps en temps Juliette ne peut que choisir de dormir à Minoucourt, rien d'autre n'étant possible, l'horizon s'arrêtant là. D'autres fois, épuisée dans sa voiture sur le chemin du retour, Juliette peine à parcourir la trop longue distance. Des images fantômes embrouillent la rectitude de la bande d'asphalte mais la musique apaisante qu'elle a sélectionnée soigneusement pour l'accompagner replace la ligne continue au milieu de sa route, l'aidant à garder son cap vers le refuge. Elle aimerait être serrée et bercée dans les bras d'un géant, enveloppant, doux, et chaud. Elle aimerait entendre une voix basse au rythme lent et régulier la rassurer et lui souffler"c'est presque fini, ça va passer, tu vas le sortir de là... vivre, vivre. Etait-ce ce dont elle rêvait jadis lorsque bébé, elle prit la place de nestor dans le ventre de sa mère ?
Elle pleure souvent. Beaucoup. Elle est immanquablement capturée par une migraine, ou bien son ventre est à l'envers, ou sa gorge est en feu, et son dos grince douloureusement au moindre mouvement. Le passé se conjugue mal avec le présent, composer avec ces temps différents est souffrant.
Alors, après une douche incontournable, Juliette rejoint sa couette, et, un polochon contre le ventre, un oreiller dans le dos, parfois un coussin sur la tête, elle attend que le chagrin s'estompe, dans la feutrine de la nuit déjà bien entamée. Parfois, luxueusement, s'ajoute à cette ouate apaisante l'oisiveté de toute la journée suivante, comme un onguent cicatrisant.