
19h : Agathe sort de son travail précipitamment, frôlant le délit d'abandon prématuré de poste que les regards acides de deux secrétaires amères lui signifient en passant. Elle se jette dehors, saute de justesse un train de banlieue, débarque quelques minutes plus tard dans la grande salle des pas perdus qu'elle traverse pour parvenir aux Galeries Lafayette et retrouver Cécile . A l'entrée du magasin l'empressement des clientes autour des bacs qui dégorgent de marchandises provoque une grimace complice et, simultanément, un mouvement de replis.
Les deux amies s'orientent rapidement vers le rayon lingerie fine, avec deux objectifs : se faire plaisir, et trouver un cadeau pour Aline, qui va fêter son anniversaire quelques jours plus tard. Les chalands sont plus paisibles autour des dentelles et des soies. Quelques messieurs et deux vieilles dames, entourés de paquets posés à terre, somnolent plus ou moins sur d'énormes canapés en velours. Un monsieur, qui semble seul au monde, examine avec attention des culottes en broderie anglaise qu'il sort minutieusement des bacs puis étend l'un à la suite l'une de l'autre entre ses deux mains tendues à hauteur de ses yeux. Il semble perplexe.
Un autre homme en costume suit sa dame, le regard perdu au fond des bacs et les deux mains placées dans son dos, comme pour les punir ou les empêcher d'agir.
Serait-ce le fait du froissement des matières nobles sous les doigts qui apaiserait les uns, ou l'idée qu'un "dessous" se doit d'être apprécié en silence pour conserver son identité précieuse ? Ou seraient-ce les rêves pleins de promesses qui, s'échappant des inconsciences, rendraient muet quiconque approcherait les gracieuses matières textiles ?
Cécile, terre à terre, annonce à voix basse que les vêtements sont trop chers si l'on ramène leur prix au kilo, ce qui d'emblée pourrait faire taire tout autre commentaire, et tuer irrévocablement le plaisir de ce moment. Mais Agathe, qui préfère acheter l'un de ces dessous hors de prix que 10 autres, certes moins onéreux, mais sans caractère ni élégance, ne se laisse pas démotiver. Elle aime se sentir belle, en dessous, en soie et dentelle, invisible des autres, rien que pour se sentir Elle...
Dans ce calme trompeur, Agathe croit sentir à présent l'effervescence discrète de chacun.
L'homme aux mains emprisonnées les observe avec insistance, il dévisage particulièrement Agathe.
Une vendeuse, très ronde, habillée d'une robe moulante et rouge à lèvrée d'une couleur identique à sa robe flamboyante, s'approche des deux amies. Sa voix gouailleuse et traînante contraste avec l'élégance du rayon : "je peux vous aider ?". Après description du projet qu'elles mènent pour l'anniversaire, Agathe et Cécile suivent leur chaperon qui extrait d'un tiroir quelques ensembles avec porte-jarretelles. Elles se regardent dubitatives : Cécile appréciera-t-elle cet accessoire dans lequel elles ne la visualisent pas très clairement, comment va-t-elle considérer ce cadeau particulier offert par ses amies ?
La vendeuse attentive perçoit leur questionnement et s'embarque dans une explication très détaillée du-dit accessoire et de sa raison d'être. "Vous comprenez il est pas pratique, parfois il fait mal ici lorsqu'on marche, et se tournant de trois quart, elle cible le point stratégique, situé au dessus de la fesse. "et là aussi ça peut coincer", signifiant en se tournant une fois encore, le point symétrique sur l'autre fesse "Quand il fait froid poursuit-t-elle, c'est pas comme si on portait un collant, on sent les courants d'air, vous comprenez ?" s'inquiète-t-elle (oui, madame, les courants-d'air sous les jupes, on a l'âge d'en avoir connu), "et puis, poursuit-elle avec assurance, il n'est ni facile de l'enfiler, ni de l'enlever si l'on est seule à réaliser l'opération, vous voyez ce que je veux dire ?"oups, oui Madame. " Et il faut une certaine habitude pour savoir comment le placer. Parfois, même les attaches lâchent à l'improviste, et c'est compliqué de manoeuvrer pour les remettre en place discrètement... Bref, vous savez mes petites dames... c'est une vraie galère mais il a un avantage majeur qui se discute pas..." et balayant d'un seul coup tous les désagréments ci-dessus cités : "les hommes y zaiment" et elle sait de quoi elle parle, ajoute-t-elle de façon à mettre un point final à toute autre tentative d'objection..
Agathe médite l'argumentaire alors même qu'elle avait accepté cette idée d'achat avec amusement.
L'homme qui les observe depuis un moment s'approche prudemment et s'adressant à Agathe malgré la présence de sa compagne "je vous ai déjà vue quelque part, ne seriez-vous pas allée en vacances aux Canaries l'an passé ?" Agathe ne peut penser qu'il s'agit là d'une tentative de drague maladroite et ridicule... Mais non, elle n'est jamais allée aux Canaries. Et à Saint Pré, au carnaval des pompiers le 13 mai ? Non, pas plus, désolée.
L'homme embarrassé s'éloigne en commentant les réponses d'Agathe, laquelle semble amusée par cet épisode, habituée à se voir reconnaître assez souvent en tous lieux par d'autres personnes. Elle a ainsi intégré, depuis de nombreuses années, l'idée d'avoir un visage passe-partout, une identité superposable à d'autres connues.
Elle entre dans une cabine, quelques éléments en soie dans les mains. L'homme Carnaval la dévisage encore, quelques allées plus loin. Vraiment, il me connaît celui-là, pense-t-elle en fermant le rideau de la cabine.
Il revient vers elle dès son retour du salon d'essayage et n'hésite pas à poursuivre son interrogatoire, affichant une détermination à trouver l'identité d'Agathe, doublée d'une angoisse à l'idée de ne pas y parvenir : "est ce que vous faites partie de l'association des fleurs bleues ?, du comité de quartier des Ulysses ?"... et repart vers sa compagne, désarmé, mains dans le dos.
Le magasin ferme lorsqu'Agathe et Cécile ont arrêté leurs choix après des dizaines d'essayages, de commentaires, de rires complices avec cette vendeuse "qui en connu plus d'une dans sa vie".
L'homme des Canaries revient vers elles, ses mains libérées jouissant enfin de tout l' espace ce qui leur permet de mouliner largement. Il est enthousiaste, presque euphorique : "je sais : vous étiez à l'Ile Maurice en 2000, face au Grand Morne sur un catamaran amarré non loin du lagon.
Agathe est médusée. Oui. Elle s'y trouvait, mais le visage de cet homme ne lui évoque rien qui lie cet événement, qui n'en fut pas un pour elle, à ce monsieur.
Vous étiez une passagère : assise sur le pont vêtue, d'une robe blanche, vous sembliez perdue dans vos pensées. Oui, Agathe s'en souvient. Un mariage avait été organisé à bord et ce genre de fête la laisse toujours rêveuse, elle a pu sembler perdue, mais comment le sait-il ?
"Mon fils y fêtait son mariage", reprend-il, " Je vous vois tous les matins dans ma chambre dès mon réveil depuis 11 ans"... ce qui laisse Agathe dubitative, mais il poursuit :
"Vous êtes sur la photo de son mariage"....
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