dimanche 1 mai 2011

La verticalité fragile

Page blanche depuis quelques mois. La vie si détériorée de Nestor occupe tant de place dans le quotidien de Juliette que les mots ne passent plus par le filtre de l'encre. L'ancre, c'est lui. Depuis l'automne l'esquif Juliette est à quai, quille ensablée, l'ancre plantée dans un agglomérat de matière collante et sombre. Il semble à Juliette que ce passage de sa vie était inscrit depuis sa naissance dans son histoire. Elle a intégré comme un évènement inévitable l'obligation de s'occuper de Nestor, sentant confusément, du plus loin qu'elle se souvienne, que ce serait un jour sa mission. Mais cela n'atténue pas sa peine à s'en acquitter.
Tous les mois Juliette se rend à Minoucourt pour vider l'appartement de Nestor, mais aussi le voir, lui. Chaque fois elle en revient bouleversée émotionnellement et vidée physiquement tant la tâche est fastidieuse, et la rencontre éprouvante. Grimper les deux étages, entrer dans l'appartement sombre, sentir son odeur mortifère, ouvrir largement les minuscules fenêtres. Malgré cela, allumer les lampes. Enfiler des vêtements qui ne craignent rien, des gants, commencer à remplir des sacs poubelles de livres, de cassettes, de vetements empoussiérés et gluants. Inhaller la poussière des années qui fait tousser et donne envie de cracher. Cracher noir. Porter, tout est lourd. Entreposer sur le palier, puis descendre tout, les deux étages, un sac dans chaque main. Ouvrir la porte, marcher dans la rue jusqu'au container, soulever-jeter, empoigner-jeter, poussière-jeter.
Puis, la tâche jugée suffisante lorsque les forces sont épuisées, rejoindre l'hôpital pour y trouver Nestor, toujours très heureux de voir Juliette. "Ah, salut" lui dit-il, lapidairement.
Puis lui donner le chocolat et les gâteaux apportés pour lui, ou des fleurs aux couleurs pétantes, histoire de le ranimer, que diable. Cette fois Juliette lui a apporté un lecteur et plusieurs de ses CD, un casque audio. Nestor applaudit, vraiment heureux. Il bredouille quelques phrases confuses, difficilement compréhensibles, altérées par une mâchoire ankylosée. Puis brutalement il saisit le chocolat et l'engouffre sans même enlever le papier d'aluminium qui le recouvre. Juliette lui propose d'aller prendre l'air dans le parc ensoleillé et Nestor, enthousiaste, tente de se lever, mais il n'a plus d'équilibre et flageole jusqu'à presque tomber. Pour rejoindre son fauteuil roulant il s'agrippe, tremblant, au bras de sa soeur. Du couloir une aide-soignante passant rapidement devant la porte toujours ouverte de la chambre, le hêle "il est content de voir sa soeur Monsieur Nestor ???"Juliette entend siffler perfidement d'autres mots derrière les mots "ah quand même, enfin vous venez le voir, pas trop tôt..."
De temps en temps Juliette ne peut que choisir de dormir à Minoucourt, rien d'autre n'étant possible, l'horizon s'arrêtant là. D'autres fois, épuisée dans sa voiture sur le chemin du retour, Juliette peine à parcourir la trop longue distance. Des images fantômes embrouillent la rectitude de la bande d'asphalte mais la musique apaisante qu'elle a sélectionnée soigneusement pour l'accompagner replace la ligne continue au milieu de sa route, l'aidant à garder son cap vers le refuge. Elle aimerait être serrée et bercée dans les bras d'un géant, enveloppant, doux, et chaud. Elle aimerait entendre une voix basse au rythme lent et régulier la rassurer et lui souffler"c'est presque fini, ça va passer, tu vas le sortir de là... vivre, vivre. Etait-ce ce dont elle rêvait jadis lorsque bébé, elle prit la place de nestor dans le ventre de sa mère ?
Elle pleure souvent. Beaucoup. Elle est immanquablement capturée par une migraine, ou bien son ventre est à l'envers, ou sa gorge est en feu, et son dos grince douloureusement au moindre mouvement. Le passé se conjugue mal avec le présent, composer avec ces temps différents est souffrant.
Alors, après une douche incontournable, Juliette rejoint sa couette, et, un polochon contre le ventre, un oreiller dans le dos, parfois un coussin sur la tête, elle attend que le chagrin s'estompe, dans la feutrine de la nuit déjà bien entamée. Parfois, luxueusement, s'ajoute à cette ouate apaisante l'oisiveté de toute la journée suivante, comme un onguent cicatrisant.


3 commentaires:

Anonyme a dit…

C'est bouleversant, Juliette, je m'inquiétais de ne plus rien lire ici... je pense à vous, et à lui aussi, qui était si brillant. Quelle belle idée de lui apporter un casque et de la musique qu'il aime. Il écoute peut-être la radio aussi, lui qui commentait si bien l'actualité.
J'espère qu'il ne souffre plus maintenant.

F.

Anonyme a dit…

Juliette,

Vous avez l'air d'être seule dans cette aventure pour porter secours à Nestor. La légèreté de l'écriture traduit l'immense courage qui vous permet de survoler ces paysages sombres.

Merci pour lui.Merci.

Anonyme a dit…

Il me manque tant.