
Juliette se pencha sur la musique un peu tard dans sa vie. Le piano lui dit quelque chose d'ancien, de rond, de chaud, quelque chose de doux, de prévenant, quelque chose de tentant, d'aspirant. Aussi, suivant les encouragements d'Ernestine, une amie musicienne, elle s'inscrit au conservatoire et commence à suivre les cours de solfège et d'instrument avec les enfants du mercredi. Au bout d'une année, elle décide d'acheter son piano.
Après avoir passé des heures chez les vendeurs parisiens, entendu maintes fois des pianos trop neufs, trop vernis, au son trop brillant, agressif, présentés par quelques commerciaux en costumes trois pièces, Juliette renonce à poursuivre davantage la piste froide des "pianos neufs".
A budget équivalent, Ernestine connaît une bonne adresse pour dénicher un instrument ancien. L'un de ses amis ébéniste et musicien, passionné par la restauration de pianos possède un atelier au fond de la Beauce. Après un parcours difficile et approximatif au milieu de petites routes toutes semblables les unes aux autres dans la platitude des champs beaucerons, elles arrivent dans la cour d'une ancienne ferme. Un concerto de Chopin s'échappe de l'une fenêtre de la maison principale. D'autres sons plus métalliques, imprécis et irréguliers émergent d'un hangar sans fenêtres, l'atelier de Jean-Denis.
Ernestine et Juliette y pénètrent. Une odeur de vieux bois et de poussière leur prend les narines, les sons métalliques cessent, mais la musique du concerto, plus distante, les accompagne encore. Les ombres de géants de bois, immobilisés, serrés les uns contre les autres, barricadent l'entrée et entravent leur avancée. Dans cette bâtisse aveugle plongée dans une demi-obscurité, une seule ampoule éclaire l'un des coins de l'espace, mais le hangar s'illumine subitement. Le maître des lieux émerge entre les pianos comme l'homme de Néanderthal du fond de sa caverne. Le visage jovial, la barbe sauvage, les cheveux ébouriffés, parsemés de copeaux de bois, Jean Denis agrippe une clé à molette dans une main, deux tasses à café dans l'autre. Il accueille sa vieille amie Ernestine avec un enthousiasme qui laisse à Juliette la liberté de circonscrire du regard l'espace environnant. Des pianos, à queue, des demis, des quarts, des hauts, des droits, couverts de poussière ou de bâches, parfois très abîmés, attendent de reprendre vie et son. Juliette explique sa quête : trouver un instrument au son rond, chaud, coloré, ni criard ni métallique, un piano de caractère, dont l'âme ne resterait pas captive des étouffoirs.
Avec passion, le maître des lieux leur présente ses pensionnaires, tous rescapés de la casse, du détournement, du désarmement, de l'oubli. D'abord l'immense et rare piano double en acajou, exhumé d'une bâtisse bourgeoise vouée à la destruction. Son ventre ouvert, les cordes coupées entremèlées, une énorme entaille sur la ceinture, issue d'un coup de hache vengeur, laisse apparaître l'intérieur de la caisse où nichent une portée de chats. Ernestine tombe immédiatement sous le charme de l'instrument malgré son piteux état qui lui permettrait de jouer confortablement à quatre mains et plus. Le suivant, un minuscule piano droit en ébène, spécialement conçu pour équiper le salon d'un paquebot à la fin du XIXème, semble blotti contre son père, demi queue noir et or, auquel il manque le clavier. Puis se succèdent un Erard droit aux touches en bataille, rescapé de l'incendie d'un dancing, un Gaveau magnifique, en palissandre que Jean Denis a récupéré dans une cuisine où il servait de container à charbon.
Ayant aperçu un piano droit en acajou, aux courbes simples et élégantes, Juliette s'en approche mais trébuche sur un tabouret, tente de s'accrocher au clavier de l'élégant oublié qui hurle abominablement sous l'emprise maladroite de sa main. Jean-Denis arrive à la rescousse, l'aide à se relever. Juliette s'appuie contre le piano agressé qui gémit encore longtemps sous l'onde du choc. Puis un grand silence enveloppe les épaves. Ernestine et Juliette s'abandonnent à cette paix, se laissent imprégner de ce temps d'immobilité, encerclées par la masse des instruments paralysés. La voix de Jean-Denis émerge avec douceur : "c'est précisément ce Pleyel qu'il te faut, il a traversé la France dans une charrette pendant l'occupation, accompagnant sa propriétaire, une concertiste, qui cherchait à se cacher".
Ernestine plaque lentement quelques accords sur le clavier du grand malade, ce qui redonne du sens au mouvement de sa plainte, confirme la gravité de son état mais convainc Juliette qu'il s'agit là, vraiment, de l'élu de son coeur.