lundi 26 janvier 2009

Le silence du piano

En lisant ce texte, écoutez le 2ème mouvement (larghetto) du concerto n°2 pour piano de Chopin...

Juliette se pencha sur la musique un peu tard dans sa vie. Le piano lui dit quelque chose d'ancien, de rond, de chaud, quelque chose de doux, de prévenant, quelque chose de tentant, d'aspirant. Aussi, suivant les encouragements d'Ernestine, une amie musicienne, elle s'inscrit au conservatoire et commence à suivre les cours de solfège et d'instrument avec les enfants du mercredi. Au bout d'une année, elle décide d'acheter son piano. 
Après avoir passé des heures chez les vendeurs parisiens, entendu maintes fois des pianos trop neufs, trop vernis, au son trop brillant, agressif, présentés par quelques commerciaux en costumes trois pièces, Juliette renonce à poursuivre davantage la piste froide des "pianos neufs". 
A budget équivalent, Ernestine connaît une bonne adresse pour dénicher un instrument ancien. L'un de ses amis ébéniste et musicien, passionné par la restauration de pianos possède un atelier au fond de la Beauce. Après un parcours difficile et approximatif au milieu de petites routes toutes semblables les unes aux autres dans la platitude des champs beaucerons, elles arrivent dans la cour d'une ancienne ferme. Un concerto de Chopin s'échappe de l'une fenêtre de la maison principale. D'autres sons plus métalliques, imprécis et irréguliers émergent d'un hangar sans fenêtres, l'atelier de Jean-Denis.
Ernestine et Juliette y pénètrent. Une odeur de vieux bois et de poussière leur prend les narines, les sons métalliques cessent, mais la musique du concerto, plus distante, les accompagne encore. Les ombres de géants de bois, immobilisés, serrés les uns contre les autres, barricadent l'entrée et entravent leur avancée. Dans cette bâtisse aveugle plongée dans une demi-obscurité, une seule ampoule éclaire l'un des coins de l'espace, mais le hangar s'illumine subitement. Le maître des lieux émerge entre les pianos comme l'homme de Néanderthal du fond de sa caverne. Le visage jovial, la barbe sauvage, les cheveux ébouriffés, parsemés de copeaux de bois, Jean Denis agrippe une clé à molette dans une main, deux tasses à café dans l'autre. Il accueille sa vieille amie Ernestine avec un enthousiasme qui laisse à Juliette la liberté de circonscrire du regard l'espace environnant. Des pianos, à queue, des demis, des quarts, des hauts, des droits, couverts de poussière ou de bâches, parfois très abîmés, attendent de reprendre vie et son. Juliette explique sa quête : trouver un instrument au son rond, chaud, coloré, ni criard ni métallique, un piano de caractère, dont l'âme ne resterait pas captive des étouffoirs. 
Avec passion, le maître des lieux leur présente ses pensionnaires, tous rescapés de la casse, du détournement, du désarmement, de l'oubli. D'abord l'immense et rare piano double en acajou, exhumé d'une bâtisse bourgeoise vouée à la destruction. Son ventre ouvert, les cordes coupées entremèlées,  une énorme entaille sur la ceinture, issue d'un coup de hache vengeur,  laisse apparaître l'intérieur de la caisse où nichent une portée de chats. Ernestine tombe immédiatement sous le charme de l'instrument malgré son piteux état qui lui permettrait de jouer confortablement à quatre mains et plus. Le suivant, un minuscule piano droit en ébène, spécialement conçu pour équiper le salon d'un paquebot à la fin du XIXème, semble blotti contre son père, demi queue noir et or, auquel il manque le clavier. Puis se succèdent un Erard droit aux touches en bataille, rescapé de l'incendie d'un dancing, un Gaveau magnifique, en palissandre que Jean Denis a récupéré dans une cuisine où il servait de container à charbon.
Ayant aperçu un piano droit en acajou, aux courbes simples et élégantes, Juliette s'en approche mais trébuche sur un tabouret, tente de s'accrocher au clavier de l'élégant oublié qui hurle abominablement sous l'emprise maladroite de sa main. Jean-Denis arrive à la rescousse, l'aide à se relever. Juliette s'appuie contre le piano agressé qui gémit encore longtemps sous l'onde du choc. Puis un grand silence enveloppe les épaves. Ernestine et Juliette s'abandonnent à cette paix, se laissent imprégner de ce temps d'immobilité, encerclées par la masse des instruments paralysés. La voix de Jean-Denis émerge avec douceur : "c'est précisément ce Pleyel qu'il te faut, il a traversé la France dans une charrette pendant l'occupation, accompagnant sa propriétaire, une concertiste, qui cherchait à se cacher". 
Ernestine plaque lentement quelques accords sur le clavier du grand malade, ce qui redonne du sens au mouvement de sa plainte, confirme la gravité de son état mais convainc Juliette qu'il s'agit là, vraiment, de l'élu de son coeur.


dimanche 25 janvier 2009

Ces petits riens qui font une fille


C'était aujourd'hui, ce matin. Je me précipite dans la rue plutôt hâtivement, après avoir bu rapidement mon café, oublié de remettre ma brosse à dent dans mon sac déjà surchargé, oublié aussi de me passer un peu de couleur sur les lèvres avant de sortir, oublié de sortir la poubelle, oublié de poster un message à mon banquier.

Je joue un rôle de membre de jury pour quelques jours. Aussi, j'ai conscience que ma tenue doit être en rapport avec la solennité de la tâche à accomplir : mieux vaut éviter les traces de dentifrice sur les joues, celles de café au coin des lèvres, celles de salade entre les dents. Aussi, en frôlant le rétroviseur d'une moto garée sur le trottoir, je découvre l'objet qui va me rassurer. J'arrête ma course devant le miroir. J'exécute quelques grimaces destinées à apprécier mon état de présentation sous le meilleur angle possible (vous savez tous ces petits gestes que les filles intègrent très tôt dans leurs habitudes, et qui en font des vraies  filles aux yeux des sociologues). L'absence de traces indésirables validée, j'ouvre mon grand sac à main rempli de toutes les panoplies indispensables pour sécuriser ma journée (mal de tête inopiné, fringale intempestive, maquillage dévasté, pulsion d'écriture irrésistible, envie d'acheter compulsive, envie de dormir irrépressible ...) et me passe, vite fait, un peu de "brillant" sur les lèvres (panoplie "maquillage ravagé").
Une grand mère très voûtée, canne dans une main, cabas de courses dans l'autre, clopine dans ma direction et s'arrète. Mais je la vois sans la voir, trop occupée par mon projet esthétique. La grosse moto et moi bloquons le passage des piétons. Je me mire à gogo. L'opération de ravalement quasiment achevée, je la vois enfin, son insistante immobilité et son sourire m'alertent.  Ma spectatrice voûtée relève la tête à l'oblique pour me parler. De ce fait elle me regarde un peu "par dessous". Une vilaine arthrose doit lui bloquer le cou et gêner le mouvement de relevage de sa tête. Elle sourit, ce qui amplifie joliment ses rides, son visage rayonne. Elle me lance un "vous êtes vraiment belle vous savez!". J'éclate de rire, ma préoccupation visant à dépister d'éventuels éléments disgracieux couplée aux grimaces facilitant les perspectives idoines, n'ont rien à voir avec des pauses de mannequin.
A la réflexion, je ne pourrais  dire si ma grand mère passante m'adressait  une lumière sortie tout droit de son coeur, ou s'il s'agissait d'une stratégie visant à abréger son attente. 
Pressée, mais le coeur léger, j'ai repris mon chemin, tout en jetant un dernier regard à ma passante. Elle avait déjà disparu. Et je ne sais plus si je l'ai vraiment vue.

vendredi 16 janvier 2009

Les rêves des autres.

Il fut un temps où Juliette émigra en province. Alors que la vie normande occupait son paysage quotidien, il lui était agréable, périodiquement, de se replonger dans la vie parisienne, d'en sentir les palpitations carboniques, d'y retrouver les fibrillations de la vie culturelle, le mouvement accéléré des citadins pressés et un passé trop vite abandonné. L'intensité de ces escapades la fatiguait physiquement. Aussi ne manquait-elle pas de ponctuer ses itinéraires  de pauses régulières dans un des magnifiques parcs urbains, et buvant son petit café, savourait sa chance d'habiter au bord de la mer, tout en aimant vraiment Paris. Le soir venu, Juliette retrouvait l'une ou l'autre de ses vieilles amies (pardon les amies !). Après d'interminables discussions autour d'un dîner, elle passait la nuit sur un lit d'appoint, sur un canapé, parfois, luxueusement, dans un vrai lit.
Or il arriva un soir que Juliette se retrouve chez Cécile, qui ne l'avait jusqu'alors jamais hébergée.
Cécile est psychanalyste et reçoit ses clients chez elle. L'appartement est organisé de façon à ce que les patients n'en fréquentent pas le côté intime. Ainsi Luc, le fils de Cécile, ne croise personne en rentrant du collège. Aussi a-t-il pris l'habitude de humer les effluves qui traînent dans l'entrée, après le passage d'un ou d'une cliente, afin de se renseigner sur la disponibilité de sa maman, ou l'avancée de ses rendez-vous. Les effluves, ce sont des parfums, ou, des odeurs. 
Luc rebaptise chaque client de la fragrance qui le caractérise. Shalimar est en cours de séance alors qu'Addict chante en salle d'attente. Suivront vraisemblablement, dans l'ordre, Purée d'ail, qui sait probablement lire le chinois (ce que Cécile n'a jamais voulu confirmer), la capiteuse Opium souvent prise de quintes de toux, puis Tapukatlavé, dont l'arrivée est si redoutée. Calèche oublie régulièrement de fermer la porte d'entrée,  alors que la petite XS la claque violemment en sortant. Enfin Le Mâle clôture la soirée de son pas lourd en passant invariablement par les toilettes avant d'affronter le cabinet.
Cécile a proposé à Juliette de dormir sur le divan, dans son bureau. Arghhhh. 
Un je-ne-sais-quoi lui laisse prévoir une future nuit sombre, agitée. Diffusées dans les fibres du matelas, imbibées de litres de larmes, les émotions des autres n'attendraient que la nuit pour lui sauter au cou.
Avant de s'allonger sur le divan, elle enfile un pyjama, un pull, des chaussettes. Elle a clairement l'impression que si les matelas avaient une âme, celui du divan de Cécile l'aurait vendue au diable. Il convient donc de s'armer.
De retour dans sa chambre, elle déplace le divan face à la fenêtre, qu'elle ouvre largement sur l'air froid de la nuit. Puis elle retourne le matelas, replace les draps secoués, la couette. Le bon sens est dessus dessous. 
Aucun inconscient laissé pour mort dans les murs ne l'a encore agressée, aucun fantasme inassouvi ne l'a encore chatouillée, et les pulsions  séquestrées dans la moquette semblent momentanément apathiques. Pourtant, elle est certaine qu'ils sont là, ces extra traîtres, planqués, attendant qu'elle lâche prise et s'abandonne au sommeil pour lui jouer des vilains tours.
Juliette s'allonge, s'endort immédiatement, se réveille 9 heures plus tard. Etonnée d'avoir si bien dormi, elle s'assied, s'étire, machinalement repose une main sur le drap froissé qu'elle enferme dans la paume de sa main. Elle garde le sentiment d'avoir dormi dans les émotions des autres, de les avoir apprivoisées autour d' une danse onirique moins encombrante qu'elle ne l'imaginait.




vendredi 9 janvier 2009

James et la pêche géante

Parfois, Juliette se rend chez son analyste, au coeur de Paris.
Comme les séances sont coincées étroitement dans son emploi du temps entre l'heure de l'apéritif et celle du café, elle raccourcit au plus juste le temps que prennent les voyages, et la séance devient un plat de résistance...
Il lui a fallu quelques semaines avant de repérer le chemin le plus court pour franchir la distance entre son atelier et la porte de James (ainsi se nomme-t-il). Le projet étant de vivre le voyage comme une récréation.
James  habite dans le Marais. Aussi, Juliette saute dans le train pour en descendre au parc du Luxembourg. Elle traverse la magnifique porte ferronnée la plus proche et hume l'air ambiant tout en se gâvant visuellement de chlorophylle.  Le crissement des graviers de l'allée la conduit jusqu'à la grande porte suivante. Là, elle achète un sandwich mozzarella-tomates séchées-huile d'olive, trouve un "vélo libérant" qu'elle enfourche.  Elle dévale la rue presque sans pédaler. En passant devant la Sorbonne, l'asphalte devient pavés.  A cet endroit précis, les soubresauts du vélo agitent la jeune femme comme le tambour d'une machine à laver à l'étape "essorage". Sa voix de chèvre secouée lui dit (se taper sur la poitrine en lisant ces quelques mots) : "tuuuuu sens côôôôôm ça vibre là dessous". Ensuite la rue est rayée de ralentisseurs, donc, freinage intensif. Pour peu que le temps soit ensoleillé, c'est le moment de la semaine durant lequel Juliette tient la certitude d'être heureuse. C'est fou ce que le vélo dans une descente pavée, et le soleil au plus haut de sa lente montée, peuvent conjuguer le bonheur au présent simple.
Arrivée au bas de la rue, si le vélib n'a pas supporté la vitesse et les chaos, On peut l'échanger. Cela peut arriver.  Cela arrive souvent. Hier Juliette a posé son engin dont la roue arrière était voilée. Un vieux monsieur intrigué par la modernité, s'est arrêté pour observer la manoeuvre d'amarrage du cycle. Les mains derrière le dos, un grand manteau poilu sur son gros ventre,  il s'est posté devant la roue avant, bien campé dans ses deux énormes godillots. Lorsque le vélo s'est enclenché sur la base il a dit "et voilà, c'est simple", et il est reparti, sans même regarder Juliette, serrant dans ses paluches son sac plastique contenant deux bananes. 
Poursuivant son chemin cyclé, elle longe la rue des écoles, et traverse la Seine pour rejoindre le parvis de la cathédrale. Elle déambulle prudemment entre les touristes, le vélo dans une main, son repas dans l'autre. Elle adresse un bonjour à Notre Dame, ravie de lui demander une bénédiction avant d'aller déposer une tranche de vie chez James.
Puis elle coupe l'Ile de la cité  pour rejoindre le Marais, et amarre son vélo devant chez Jo, la  station de taxis. Elle pousse la lourde porte de l'immeuble de James de ses deux bras tendus. dans cet effort, elle a souvent l'impression de mouvoir La Pesanteur, de déplacer la planète vers un autre centre de gravité. 
La gardienne la connaît bien : elle est la "dame du mercredi 13h" lorsqu'elle oublie le nom du sésame, l'incontournable code d'entrée. La porte du cabinet de James n'est jamais fermée. Cette particularité la laisse toujours assez inquiète, avec cette impression qu'un quidam pourrait entrer incognito. Le voleur, il s'agirait d'un voleur, pourrait se cacher derrière la porte du cabinet et détourner les tranches de vies successivement déposées par les clients de James au fil de la journée... Et qui sait ? éventer des secrets, agiter des fantômes, écrire des nouvelles...

vendredi 2 janvier 2009

La vache rose


Martin avait décidé de peindre dans son atelier. Sur son chevalet une vache Hindoue rose, commençait à prendre forme et couleur sous l'effet des pastels gras. Je laissai l'artiste à son occupation pour me concentrer sur une mission culinaire. 
Il s'agissait de confectionner un dessert pour le repas de Saint-Sylvestre. Belle occasion pour essayer une nouvelle réalisation que je pourrais ensuite ajouter à ma liste de favoris gastronomiques, pour le peu que l'opération soit un succès.
Je plonge donc dans mes fiches recettes, spéciales "fêtes". 
J'y déniche un superbe gâteau à l'allure très fringuante, originale, baptisé "vacherin glacé rose" et sous titré "bluffant et facile" : ça tombe bien : j'ai envie d'épater la galerie. Le temps de fabrication est court, tant mieux, j'ai un programme chargé. L'appareil requiert une congélation, sans cuisson préalable, ce qui m'arrange, mon four est facétieux.
A la lecture de la liste des ingrédients, je dresse un récapitulatif des courses à effectuer. Des biscuits roses de Reims, des pralines rouges de Lyon, des pistaches vertes non salées d'Iran, de la crème fleurette des prés, du sucre roux de canne, et des marrons glacés, de la glace à la noix de perlin pinpin, de la poudre d'ecampette, etc. 
Le doute m'envahit. Vais je trouver le tout chez mon épicier local, certes achalandé de façon très éclectique, mais peut-être pas suffisamment. Je m'y rend, en vain, enfin presque. Je complète mes achats  au supermarché du coin, mais de façon encore très partielle. Je cours au supermarché voisin concurrent, mais n'y trouve rien. 
Ma crainte s'aggrave, le stress me guette, l'angoisse n'est pas loin. Je décroche mon téléphone pour interroger les commerçants les plus proches sur l'état de leurs stocks au regard de la liste de mes ingrédients. Opération blanche, les ingrédients répertoriés ne correspondent pas aux contraintes de la recette. Je rumine, mais conserve assez d'espoir pour me jeter dans la voiture, direction La Capitale. Je compte. Cela fait deux heures que j'ai entamé mes recherches alimentaires. 
L'épicerie du Bon Marché, grand pourvoyeur en nourritures terrestres diverses et variées, devrait répondre à mes exigences. La circulation est difficile à la veille de cette nouvelle année, les gens bougent dans tous les sens. Il tombe un crachin glacé, la chaussée glissante ralenti le flux des intrépides qui ont osé sortir en voiture.
Je me gare à la vanne à gaines, priant Saint-Sylvestre de veiller à maintenir les zélés poulets dans leurs fours, par cette météo glaciaire, le temps de mes emplètes.
Je cours, bravant l'interdiction de stationner. Je trouve tout mon bonheur chez Bonmar. Je prends le temps de regretter de ne pas le prendre. Les rayons abondent d'étranges produits qui interpellent ma curiosité. Humer, toucher, mirer, examiner, explorer toutes ces boites et autres paquets remplis des ressources culinaires de la planète entière me tente terriblement.
J'attrape quelques victuailles, détaille les étiquettes, histoire de cerner approximativement la provenance, la nature, l'utilisation possible du produit, et me jette finalement dehors. Je me rassure, envisageant de revenir dans le seul but de visiter les rayons alimentaires comme s'il s'agissait d'une expo. 
Cela fait 4 heures que j'ai quitté la maison. J'arrive à la voiture : une prune me nargue, collée sur le pare-brise, Saint-Sylvestre festoie sans aucun doute avec Janus... l'ingrat.
Je lis ma recette : préparation 30 mn. Je ne lis pas : courses : 5h.
Entre temps Martin a achevé sa vache champenoise rose sur papier glacé.