mardi 25 novembre 2008

Le saut de l'ange

J'ai décidé d'aller chez le coiffeur. En route donc pour Paris, je rejoins mon salon favori, rue des perles. Là je retrouve l' expert du ciseau, Pierre, qui parle rarement, ce qui me convient parfaitement.
La déco de l'atelier est un peu "space". Les murs travaillés à la cire font semblant d'être usés, les meubles sont rares. Six fauteuils sont disposés en cercle, au centre de la pièce, autour d'un bassin encastré dans le plancher.  Des anguilles y ondulent au milieu des plantes. Peu de lumière pour éclairer l'espace, mais on devine, à sa masse globale, un énorme chien hirsute, effondré dans un coin. A l'entrée on accroche son manteau à la branche d'un immense candélabre en cuivre et une statue d'ange à taille humaine, de sa main de plâtre tendue, propose un verre d'eau. Des miroirs aux formats réduits sont alignés sur un mur distant des fauteuils, on y accède une fois l'ouvrage achevé. En cours de coupe, la disposition circulaire des 6 fauteuils,  permet à chaque client d'officier en tant que miroir pour l'autre.  Il suffit de lever les yeux sur la cliente assise en face, et de décrypter dans son regard, à condition qu'elle n'ait pas les paupières closes et qu'elle m'observe,  une réponse à la question "de quoi ai-je l'air?". Parfois on a peur, et l'on se rassure en se disant que c'est une peur qui appartient à l'autre. Parfois, le regard de l'autre entretien le désir de constater bientôt l'achèvement de la création en cours... On y lit l'envie, l'admiration, une étincelle.

Ce que j'apprécie plus que tout, dans cet espace, c'est l'absence de  baies vitrées. Elles me donneraient cette impression désagréable d'être plus un animal de zoo qu'une cliente. On serait là, le cheveu mouillé et pendant, la mine parfois inquiète, coincée sur le fauteuil avec une pile de "Gala" sur les genoux, affublée  d'un tablier d'écolier enfilé à l'envers. Une fiche collée dans la manche, comme celle d'une pintade que l'on va plumer et qu'il convient d'identifier afin d'assurer la traçabilité de la viande, difficile d'assumer une image de soi digne de l'intérêt des passants.
Voilà, en fait chez ce coiffeur, on ne trouve  pas la réflexion du miroir, ni celle, jugeante, du passant. On s'y retrouve.
Ce que j'aime aussi chez Pierre, c'est qu'il m'accueille en me disant "salut", comme si je l'avais quitté deux jours plus tôt. J'aime cette proximité complice. Ensuite plus un mot, silence. Il tourne autour de moi, évalue probablement mes états mentaux (!) qu'il va falloir accorder à mon look via mes cheveux. Il récapitule sans doute les données issues de mon teint du moment, de mon humeur, de mon degré d'énergie ou de léthargie. Peut-être est ce qu'il ne fait rien de tout cela. Peut-être ne fait-il rien que je puisse comprendre. Puis, opérant une manoeuvre de rapprochement vers l'objet qui nous réuni, m'ébouriffe, me balaye la tignasse dans tous les sens, brasse les cheveux à pleines mains. Enfin, lorsqu'il a fait la synthèse de l'état de la bête (moi), il s'empare des ciseaux et fonce, paumes abattues dans la masse capilaire, concentré, les doigts agilement repliés sur peigne et ciseaux.

Je ferme donc  les yeux, trop heureuse de vivre ce moment de sérénité rare, abandonnée à l'oeuvre en cours. Je ne suis jamais déçue, la présence des miroirs ne me manque pas.
A la fin des opérations, je me lève pour rejoindre une image nouvelle et accéder au plaisir de me redécouvrir autrement,  de côtoyer la joie de Pierre, toujours silencieux, fier de sa réussite.
Donc, aujourd'hui, j'ai décidé d'aller chez le coiffeur. Je suis allée chez Pierre, sans avoir au préalable pris rendez-vous. Le salon était en travaux mais quelqu'un m'a ouvert, quelqu'un m'a dit que Pierre n'était plus là, qu'il était "parti". 
Voilà, Pierre avait le SIDA, il en est mort, et dans son silence je n'avais rien vu.
Je cherche un coiffeur sans image.


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