lundi 23 janvier 2012

Pour une sonate

Juliette accompagne sa petite Hélène au conservatoire pour une audition de hautbois.
Ces auditions ont lieu deux fois par an, avec des élèves fidèles et passionnés, dont l'effectif ne se modifie presque pas. Aussi les parents, attentifs, suivent l'évolution de chacun. Pour Juliette, la situation est pourtant est très particulière. Parmi les élèves qui composent cette classe, quelques uns sont entrés, tout bébés, à la crèche dont elle était directrice il y a 18 ans. Aussi, lorsqu'elle croise les jeunes musiciens aujourd'hui, deux images se superposent : celle du bébé-d'avant devenu l'ado-d'aujourd'hui.
C'est le cas pour Timothée. Juliette se souvient très précisément de la joie de ce petit, lorsqu'un matin il a commencé à marcher. Cherchant à maintenir son équilibre très instable il plaçait ses bras latéralement ; repliés en balanciers ils assuraient sa progression verticale. Cette double image vaut pour Mathilde également. Mathilde joue du violoncelle aujourd'hui. Juliette la revoit se trainant par terre, ivre de rage, noyée dans les pleurs au départ de son père, lorsqu'il la laissait à la crèche pour aller vivre sa journée d'architecte. Elle arrivait alors doucement, rituellement près de l'enfant, la cueillait dans sa détresse, prononçait quelques mots apaisants sur cette colère assourdissante, puis se posait à terre un instant, lisait des histoires tant que les mouvements des parents, allant et venant, rendaient l'environnement trop instable pour faire taire les chagrins.
Ce soir, Timothée joue et Mathilde aussi. Timothée est grand, costaud, vétu d'un pull malgré la chaleur ambiante, d'un jean très ajusté, de baskets qui ne contraignent pas les chevilles. Son hautbois dans les mains, désinvolte, il secoue la tête plusieurs fois pour déranger des mèches supposées trop ordonnées. Il ajuste son anche, la lissant plusieurs fois entre ses lèvres, émet quelques notes pour vérifier la hauteur du son, ne regarde plus que la pianiste, détermine le rythme silencieusement, dans un léger mouvement de tête complice. Puis dans un élan des poignets, se lance. Les notes filent, vibrantes et les mouvements de son corps ondulent avec le son. Juliette ferme les yeux, pas besoin d'image pour cette sonate. La musique l'enveloppe peu à peu puis vient l'émotion que l'on n'attendait pas, et avec elle, les larmes.
Après les dernières notes, atténuées jusqu'à s'éteindre, ouvrir les yeux, goûter cette seconde de silence, au cours de laquelle chacun s'aperçoit, que oui, c'est bien fini, puis rendre au son toute sa place, libérer la tension de l'écoute, en applaudissant, l'air un peu hagard.
Se lever lentement, rejoindre la pesanteur, dire merci pour ce très beau moment à Timothée. Ne pas lui dire la superposition des images : lui cherchant son équilibre il y a 18 ans dans l'espace d'une crèche et Juliette, cherchant à récupérer le sien ce soir, au fond d'une sonate.

dimanche 22 janvier 2012

Gastons

Agathe pousse la porte de la DRH où elle retrouve Marc, c'est avec lui qu'elle assure, avec une complicité souvent salutaire, les entretiens des candidats qui postulent pour sa boite.
Ce matin Monsieur Gaston Laborde, premier candidat de la matinée, est déjà installé dans la salle lorsque les deux recruteurs y entrent. Il a soigné sa tenue : postulant pour un emploi de jardinier il est vêtu d'un complet veston accessoirisé d' une cravate bleue électrique à gros motifs dans le style d'une bande dessinée. D'abord étonnée par son allure de commercial, Agathe se dit qu'il aurait été très surprenant de le voir se présenter en sabots de caoutchouc kakis, chapeau de paille, tablier vert, arrosoir à la main et panoplie complète de sécateurs dans la poche.
Marc prend la parole, se présente, présente Agathe et commence à questionner le postulant. Agathe, mal réveillée ce matin, préfère se réserver le rôle de l'observateur. La cravate de Monsieur Gaston laborde, unique point de couleur dans la pièce, capte son attention. 3 images de Gaston Lagaffe y figurent superposées sur la longueur de la cravate. Elle suppose que la lecture des images doit se faire du haut en bas... Le premier Gaston, le plus proche du cou du postulant, se ballade fringant, satisfait de lui dans son loden élimé, se rendant sans aucun doute à la machine à café où Melle Jeanne l'attend toute excitée. Le second Gaston dérape (sol mouillé, peau de banane, contravention huileuse ???), mais reste suspendu au dessus du sol, une fraction de seconde avant de, très probablement, s'étaler méchamment. Le troisième Gaston, dont la mine désespérée se résume à un hématome facial géant, est installé dans un lit d''hôpital, un pied en traction, un bras dans le plâtre.
Agathe se jure qu'elle ne demandera pas au candidat l'adresse du vendeur de ce flamboyant accessoire très masculin, même si elle se trouvait totalement à cour d'imagination pour poser quelques questions supplémentaires...
L'entretien s'achève rapidement, Marc ponctuant l'instant final par un éclaircissement sonore de sa voix de baryton basse. Monsieur Gaston Laborde remercie, se lève péniblement, rassemble maladroitement ses certificats, courriers et diplômes dans son cartable, pivote sur lui même en sautillant sur son seul pied gauche... le droit étant coincé dans un plâtre, le poignet gauche dans une attelle, salue et quitte la pièce.
Marc s'écroule sur le bureau, mort de rire "Non mais t'as vu sa cravate ?"

jeudi 19 janvier 2012

Murmure
Silence
J'ouvre mes poumons, simple soulèvement mécanique
d'une cage thoracique paresseuse
...silence
j'esquisse quelques mouvements
les pointes de mes pieds nus s'échappant,
quelques fugaces instants,
de la terre battue...
...silence
J'arrondis les bras, m'enroule autour de l'axe
de mon corps, pivotant sur moi-même..
et dessine plusieurs arabesques
... silence
je ferme les yeux, progressivement,
pointillant la lumière de soupirs obscurs,
te cherchant, doutante et insécure
Silence
puis je m'infléchis, lentement happée ,
et m'endors enfin, dans un calme placentaire