Ces auditions ont lieu deux fois par an, avec des élèves fidèles et passionnés, dont l'effectif ne se modifie presque pas. Aussi les parents, attentifs, suivent l'évolution de chacun. Pour Juliette, la situation est pourtant est très particulière. Parmi les élèves qui composent cette classe, quelques uns sont entrés, tout bébés, à la crèche dont elle était directrice il y a 18 ans. Aussi, lorsqu'elle croise les jeunes musiciens aujourd'hui, deux images se superposent : celle du bébé-d'avant devenu l'ado-d'aujourd'hui.
C'est le cas pour Timothée. Juliette se souvient très précisément de la joie de ce petit, lorsqu'un matin il a commencé à marcher. Cherchant à maintenir son équilibre très instable il plaçait ses bras latéralement ; repliés en balanciers ils assuraient sa progression verticale. Cette double image vaut pour Mathilde également. Mathilde joue du violoncelle aujourd'hui. Juliette la revoit se trainant par terre, ivre de rage, noyée dans les pleurs au départ de son père, lorsqu'il la laissait à la crèche pour aller vivre sa journée d'architecte. Elle arrivait alors doucement, rituellement près de l'enfant, la cueillait dans sa détresse, prononçait quelques mots apaisants sur cette colère assourdissante, puis se posait à terre un instant, lisait des histoires tant que les mouvements des parents, allant et venant, rendaient l'environnement trop instable pour faire taire les chagrins.
Ce soir, Timothée joue et Mathilde aussi. Timothée est grand, costaud, vétu d'un pull malgré la chaleur ambiante, d'un jean très ajusté, de baskets qui ne contraignent pas les chevilles. Son hautbois dans les mains, désinvolte, il secoue la tête plusieurs fois pour déranger des mèches supposées trop ordonnées. Il ajuste son anche, la lissant plusieurs fois entre ses lèvres, émet quelques notes pour vérifier la hauteur du son, ne regarde plus que la pianiste, détermine le rythme silencieusement, dans un léger mouvement de tête complice. Puis dans un élan des poignets, se lance. Les notes filent, vibrantes et les mouvements de son corps ondulent avec le son. Juliette ferme les yeux, pas besoin d'image pour cette sonate. La musique l'enveloppe peu à peu puis vient l'émotion que l'on n'attendait pas, et avec elle, les larmes.
Après les dernières notes, atténuées jusqu'à s'éteindre, ouvrir les yeux, goûter cette seconde de silence, au cours de laquelle chacun s'aperçoit, que oui, c'est bien fini, puis rendre au son toute sa place, libérer la tension de l'écoute, en applaudissant, l'air un peu hagard.
Se lever lentement, rejoindre la pesanteur, dire merci pour ce très beau moment à Timothée. Ne pas lui dire la superposition des images : lui cherchant son équilibre il y a 18 ans dans l'espace d'une crèche et Juliette, cherchant à récupérer le sien ce soir, au fond d'une sonate.