Dès qu'elle eut atteint ses 16 ans, accaparée par cette intention de plus en plus prégnante, elle passa le permis moto. Une fois gagné, celui-ci s'accompagna immédiatement de l'achat d'un engin qui lui permettait de traverser le col de la Schlucht et de gagner, lorsque l'ambiance était trop explosive chez ses parents, la ferme de sa grand mère, refuge inespéré. Deux éléments de motivation majeurs justifiaient ces fugues calculées : le désir immense de retrouver la nature (les prés, la forêt, et les odeurs de terre humide)... et les grosses fêtes organisées par Justin, dont les parents étaient voisins de sa grand- mère. Justin était tendre, musclé, drôle, méditerranéen et amoureux : il était donc naturellement pourvu d'un package complet destiné à captiver l'attention de Juliette. Lorsqu'elle se retrouvait, moteur à pleins gaz dans les chemins de forêt, après une centaine de kilomètres d'asphalte parcourus en moto, parfois sous la pluie ou la neige et dans le froid de l'hiver naissant, Juliette éprouvait béatement ce sentiment de liberté qui l'extrayait de l'occlusion familiale quotidienne. Et, son casque accroché au bras, les cheveux (gelés) au vent, elle chantait à tue tête, accompagnée par le 4 temps de son moteur : I can see clearly now the rain has gone...
Juliette pousse la porte d'un magasin de motos, parcourt quelques mètres dans l'allée centrale, bordée d'engins surpuissants, mais heureusement éteints. La musique douce diffusée dès l'entrée contraste avec la promesse sonore de ces monstres alignés.
A l'extérieur, un homme vêtu d'une combinaison de cuir blanc, contraint sa moto à basculer sur sa béquille centrale dans un puissant mouvement arrière de son corps. Il enjambe l'engin, ôte son casque (blanc), croise le regard de Juliette derrière la vitrine et pousse lui aussi la porte, mais Juliette le remarque à peine.
L'idée de la rêveuse, après 10 ans sans conduire et contre les avis alarmés qu'elle entend régulièrement, est d'avoir de nouveau une moto à elle, un engin puissant pour goûter encore à ce plaisir de négocier chaque lacet dans les routes de montagne, de filer dans le vent des lignes droites, les yeux remplis de larmes froides qui scient ses joues, ou d'éviter en se déhanchant avec souplesse, branches et cassis dans les chemins forestiers.
En plein imaginaire, elle déambule lentement au milieu des deux roues, très impressionnée par leurs formes et leur majesté. Elle goûte ce moment avec le plaisir d'un enfant qui découvre ses cadeaux de noël. Derrière elle, l'homme blanc la suit au ralenti dans les allées d'asphalte de l'entrepôt, et se rapproche peu à peu. Négligeant cette présence, absorbée par son projet, Juliette s'arrète régulièrement pour regarder, s'y voir, s'y croire, toucher les chromes, les poignées, l'arrondi d'un réservoir ou surprendre son image déformée dans le cylindre éblouissant d'un pot d'échappement. Au terme de l'allée, l'homme l'a rejoint, il est en face d'elle. Seul le corps imposant d'une kawasaki 1100 les sépare. Etonnamment il a une voix... Il lui dit : "Attention Mademoiselle, elle pourrait aussi prendre votre vie", puis il ajuste lentement son casque qu'il fixe en un clic percutant. Toujours en la regardant, il passe la porte, enjambe l'engin, décale, allume le moteur et quitte le parking après avoir effectué un demi tour serré, sans poser pied à terre.
Juliette, la main empaumée sur le réservoir froid de l'engin qu'elle avait approché, reste immobile. La musique sirupeuse a cessé, l'entrepôt ferme il est 19h. Serait-ce un ange cet homme étrange ?
10 autres années passent avant que Juliette ne s'aventure une nouvelle fois dans un entrepôt de motos... C'était hier.