mercredi 22 juin 2011

Etre

Agathe arrive à son bureau, ouvre sa boite aux lettres électronique, et y trouve un message, comme tous les matins depuis une semaine, de son "administrateur système", le seul, peut-être, qui travaille la nuit.

Parfois il lui écrit que ses courriers ont bien été remis à leurs destinataires. Mais depuis une semaine il lui annonce "votre boite aux lettres a atteint sa taille limite". Elle comprend qu'il lui faut diriger vers la poubelle ce qui doit y être jeté. Elle trie, vire, dégage, classe, extermine. Mais tous les matins, malgré le ménage de la veille, malgré l'attention qu'elle a porté tout au long de la journée à se poser la question du devenir de chaque message, en le redigeant bien à propos, ce qu'elle comprend est ceci : "tu en fais trop et j'en ai assez".

La nuit suivante elle investit cet évènement lors de son habituelle insomnie. Elle sait pourtant que la nuit amplifie, déforme les émotions, mais laisse vagabonder l'idée : J'en fais trop, je veux me réduire à l'essentiel

Première mesure : silence.

Joseph en fait les frais dès le matin, la fatigue aidant. Après une explication sonore, une dispute, un orage bleu noir dans l'appartement, des cendres tombent sur les belligérants le temps du petit déjeuner... et plus.

Elle a envie de faire taire tout cela, et qu'on lui reconnaisse, sans poser de question, le droit d'être simple. Etre. En écrivant, en gommant, en occupant ses mains, en parcourant ses poêmes, ses journaux, ses courriers, sa

maison, en rassemblant pour le jeter ce qui depuis des mois était invisible, non consulté, encartonné et sans utilité... Pas lieu d'être, là ou il ne faut pas. L'important étant de conserver le plus simple élément de tout appareil, à condition que la manoeuvre fut utile. A la fin de l'opération mentale idoine, il ne lui faut quasiment rien garder, et beaucoup jeter. Joseph n'est pas d'accord sur ce point, lui, si conservateur, y compris de ce qui ne lui appartient pas.


Lorsqu'il réalise ce qui se joue, ce mouvement insupportable de cartons qui disparaissent dans la poubelle doit prendre fin. Il voit du désespoir dans ce geste qui pourtant allège considérablement Agathe. Un dialogue houleux dans le local des déchets fait vibrer les containers. Mais elle a atteint rapidement la limite des argumentations, des étayages, des remises en forme de l'historique, des mises en relation d'évènements pour lesquels elle aurait agit différemment, si ou si... et

si...mais diable...pourquoi, comment, à quelles fins... "Me serais-je trompé, te serais-tu trompée, que s'est-il passé, que s'est-il présent, que sera-t-il futur ? Où es-tu, que me dis tu ? est-ce que je comprends bien ? Quelle est cette case dans laquelle je ne te rentre pas, quels sont ces objets devenus encombrants pour toi ? Quel est le projet de ce dépouillement ? Vais-je, moi-aussi, passer à la trappe ?

Silence du côté d'Agathe. Faire taire les réponses, trop encombrantes, trop lourdes, trop pesantes. Silence. Trop de mots ont été prononcés depuis la nuit des temps.


Elle comprend ceux qui pour en finir de se poser des questions et de répondre à celles des autres sans être certains de leur répondre vraiment, choisissent de placer le point final tant attendu sur "une question qui a le mérite, pourtant, d'être claire il me semble", entrent dans une masse d'eau, quelque part, avancent doucement et laissent l'eau passer au-dessus d'eux pour les engloutir, allégement maximal.

Ne pas se méprendre, Agathe ne déprime pas, loin de là, elle vit, elle est. Et cette proximité de l'être lui fait effleurer le "ne plus être". Elle désire la vie, plus que jamais, mais la vie réduite à son élément le plus simple.

Ce qu'elle préfère vivre avec Joseph en ce moment c'est chanter. Cela ne demande pas de prise de tête, la voix de tête, et cela présente l'avantage d'être immatériel. C'est un moment de grâce comme il en existe trop peu. Chanter, et laisser partir un peu de soi très haut, on ne sait où, mais ailleurs. Faire résonner son corps à travers des cordes, sans penser. S'étonner des sons, laisser sonner..

samedi 11 juin 2011

Errances

J'avance en déséquilibre, trébuche et me perds,
funambule, sur ces étagères tombées à terre
Dans cet amas de gravas, nommé "mon chez moi"
ce cumul de livres, mégots, relique de repas

Je m'enterre peu à peu, m'isole, déserte et fuis
je noie mon désespoir en ne cessant de boire.
J'avale tant d'alcool entre le jour et la nuit
que le temps devient vain, l'espace réduit et noir

Dans mon cocon sans soie, je m'endors aviné
évidé de douleur, de pensées qui m'agressent
Je deviens l'architecte du monde de mes idées
qui dans ma détresse sont mes titres de noblesse

Tôt ce matin j'ai perdu pied, trop enivré.
Des dizaines de livres écroulés m'ont enseveli
Je suis meurtri, je pars enfin, j'en ai fini
Du poids de mes carences je me sens délivré
Juliette, juin 2011