Pour les jeter dans le sac poubelle de 100 litres, s'efforcer de ne pas en saisir le titre, l'auteur, de pratiquer mécaniquement, de se placer sous anesthésie, éviter de penser pour n'être pas tentée de lire. Renoncer à un ouvrage, c'est renoncer à un voyage. Aussi Juliette s'efforce de porter son attention sur le mouvement de balancier que son corps imprime dans cette tâche. Elle s'empare d'une série de livres puis les jette dans le sac poubelle au sol. Elle se dit, binaire : "je prends... je jette... je prends... je jette". Parfois un livre, isolé de ses semblables au hasard des saisies, semble pris de révolte face au destin promis. Juliette le surprend dans sa solitude, son mouvement de balancier est cassé, la pensée revient : quel est donc ce livre seul. Comme mu par une intelligence propre, le livre s'agrippe, colle férocément à l'intérieur de la main de Juliette, hurle pour vivre, force Juliette à décripter ce qui lui donne sa singularité. Quelques uns sont ainsi sauvés, Juliette s'arrêtant, l'objet en main, pour lire. Le nom de l'auteur, le titre, puis l'ouvrage est retourné pour le résumé, puis une phrase est lue au hasard des pages feuilletées. La bataille fait rage : garder... jeter... choisir. Une fois le livre ouvert, la survie de l'ouvrage est presque assurée, car pour jeter il faut ne pas lire.
D'autres fois Juliette saisit dans un rayonnage une série de livres moins prestigieux que d'autres. Le doute ne se fait plus sentir, elle lâche ses prises sans difficulté dans le sac ouvert à terre. Mais ces moments sont rares, Nestor ayant une bibliothèque fantastique.
Aujourd'hui, c'est la dernière étape. Juliette a recruté deux forts à bras, Marcel et Joseph, pour l'aider à achever sa tâche. Marcel démonte la dernière bibliothèque tandis que Joseph charrie les sacs et les planches du deuxième étage vers le camion. Juliette, fatiguée observe Marcel : c'est la dernière planche, la dernière vis, le dernier voyage. Marcel soulève l'étagère la plus haute, ce qui fait chuter un livre oublié. Marcel se fiche de ce livre, marche dessus puisque c'est le chemin le plus direct vers la sortie qu'il gagne en emportant les différents éléments du meuble. Et criant à l'attention de Juliette "on y va et on revient", il passe la porte.
Juliette reste seule. Elle ôte ses gants, réalise que c'est fini, note l'heure, comme si elle venait d'achever un accouchement, (le bonheur en moins) il est 16h45.
Elle contemple les murs nus, le sol jonché de papiers, de mégots, stylos, piles, et ses yeux reviennent se pencher alors sur l'ouvrage rebelle, l'ultime blessé non évacué, le suicidé de dernière minute, gisant dans la poussière, le dernier livre. Juliette est submergée par l'émotion de cet achèvement et s'assoit au sol, soulève délicatement l'ouvrage NRF, essuie la poussière qui l'encombre d'un revers de main tout en s'adressant à lui à voix haute, comme pour enlever à ce moment précieux la solennité qui s'y infiltre : "bon, alors comment tu t'appelles toi ?". Le livre blafard et muet répond de ces mots de plomb: "livret de famille". Juliette retourne l'ouvrage pour en lire le résumé :
"Qu'est ce qu'un "livret de famille"? c'est le document officiel rattachant tout être humain à la société à laquelle il vient au monde". Et, ouvrant le livre, elle découvre aussi cette petite phrase de René Char qui introduit l'ouvrage : " vivre, c'est s'obstiner à achever un souvenir"...
De retour chez elle Juliette relate avec toute l'émotion qu'on lui connaît, l'anecdote du dernier livre à son fiston, lequel souriant lui répond laconiquement "ah, c'est marrant".
En fait c'est juste cela, c'est marrant. Ainsi, le dernier livre devient léger, et la famille aussi.