dimanche 29 mai 2011

Livret de famille

Au début de ce voyage au bout de la nuit, Juliette prenait chaque livre dans ses mains, et chaque livre l'embarquait, ralentissant considérablement le déroulement de la tâche.
Pour les jeter dans le sac poubelle de 100 litres, s'efforcer de ne pas en saisir le titre, l'auteur, de pratiquer mécaniquement, de se placer sous anesthésie, éviter de penser pour n'être pas tentée de lire. Renoncer à un ouvrage, c'est renoncer à un voyage. Aussi Juliette s'efforce de porter son attention sur le mouvement de balancier que son corps imprime dans cette tâche. Elle s'empare d'une série de livres puis les jette dans le sac poubelle au sol. Elle se dit, binaire : "je prends... je jette... je prends... je jette". Parfois un livre, isolé de ses semblables au hasard des saisies, semble pris de révolte face au destin promis. Juliette le surprend dans sa solitude, son mouvement de balancier est cassé, la pensée revient : quel est donc ce livre seul. Comme mu par une intelligence propre, le livre s'agrippe, colle férocément à l'intérieur de la main de Juliette, hurle pour vivre, force Juliette à décripter ce qui lui donne sa singularité. Quelques uns sont ainsi sauvés, Juliette s'arrêtant, l'objet en main, pour lire. Le nom de l'auteur, le titre, puis l'ouvrage est retourné pour le résumé, puis une phrase est lue au hasard des pages feuilletées. La bataille fait rage : garder... jeter... choisir. Une fois le livre ouvert, la survie de l'ouvrage est presque assurée, car pour jeter il faut ne pas lire.
D'autres fois Juliette saisit dans un rayonnage une série de livres moins prestigieux que d'autres. Le doute ne se fait plus sentir, elle lâche ses prises sans difficulté dans le sac ouvert à terre. Mais ces moments sont rares, Nestor ayant une bibliothèque fantastique.
Aujourd'hui, c'est la dernière étape. Juliette a recruté deux forts à bras, Marcel et Joseph, pour l'aider à achever sa tâche. Marcel démonte la dernière bibliothèque tandis que Joseph charrie les sacs et les planches du deuxième étage vers le camion. Juliette, fatiguée observe Marcel : c'est la dernière planche, la dernière vis, le dernier voyage. Marcel soulève l'étagère la plus haute, ce qui fait chuter un livre oublié. Marcel se fiche de ce livre, marche dessus puisque c'est le chemin le plus direct vers la sortie qu'il gagne en emportant les différents éléments du meuble. Et criant à l'attention de Juliette "on y va et on revient", il passe la porte.
Juliette reste seule. Elle ôte ses gants, réalise que c'est fini, note l'heure, comme si elle venait d'achever un accouchement, (le bonheur en moins) il est 16h45.
Elle contemple les murs nus, le sol jonché de papiers, de mégots, stylos, piles, et ses yeux reviennent se pencher alors sur l'ouvrage rebelle, l'ultime blessé non évacué, le suicidé de dernière minute, gisant dans la poussière, le dernier livre. Juliette est submergée par l'émotion de cet achèvement et s'assoit au sol, soulève délicatement l'ouvrage NRF, essuie la poussière qui l'encombre d'un revers de main tout en s'adressant à lui à voix haute, comme pour enlever à ce moment précieux la solennité qui s'y infiltre : "bon, alors comment tu t'appelles toi ?". Le livre blafard et muet répond de ces mots de plomb: "livret de famille". Juliette retourne l'ouvrage pour en lire le résumé :
"Qu'est ce qu'un "livret de famille"? c'est le document officiel rattachant tout être humain à la société à laquelle il vient au monde". Et, ouvrant le livre, elle découvre aussi cette petite phrase de René Char qui introduit l'ouvrage : " vivre, c'est s'obstiner à achever un souvenir"...
De retour chez elle Juliette relate avec toute l'émotion qu'on lui connaît, l'anecdote du dernier livre à son fiston, lequel souriant lui répond laconiquement "ah, c'est marrant".
En fait c'est juste cela, c'est marrant. Ainsi, le dernier livre devient léger, et la famille aussi.

dimanche 1 mai 2011

La verticalité fragile

Page blanche depuis quelques mois. La vie si détériorée de Nestor occupe tant de place dans le quotidien de Juliette que les mots ne passent plus par le filtre de l'encre. L'ancre, c'est lui. Depuis l'automne l'esquif Juliette est à quai, quille ensablée, l'ancre plantée dans un agglomérat de matière collante et sombre. Il semble à Juliette que ce passage de sa vie était inscrit depuis sa naissance dans son histoire. Elle a intégré comme un évènement inévitable l'obligation de s'occuper de Nestor, sentant confusément, du plus loin qu'elle se souvienne, que ce serait un jour sa mission. Mais cela n'atténue pas sa peine à s'en acquitter.
Tous les mois Juliette se rend à Minoucourt pour vider l'appartement de Nestor, mais aussi le voir, lui. Chaque fois elle en revient bouleversée émotionnellement et vidée physiquement tant la tâche est fastidieuse, et la rencontre éprouvante. Grimper les deux étages, entrer dans l'appartement sombre, sentir son odeur mortifère, ouvrir largement les minuscules fenêtres. Malgré cela, allumer les lampes. Enfiler des vêtements qui ne craignent rien, des gants, commencer à remplir des sacs poubelles de livres, de cassettes, de vetements empoussiérés et gluants. Inhaller la poussière des années qui fait tousser et donne envie de cracher. Cracher noir. Porter, tout est lourd. Entreposer sur le palier, puis descendre tout, les deux étages, un sac dans chaque main. Ouvrir la porte, marcher dans la rue jusqu'au container, soulever-jeter, empoigner-jeter, poussière-jeter.
Puis, la tâche jugée suffisante lorsque les forces sont épuisées, rejoindre l'hôpital pour y trouver Nestor, toujours très heureux de voir Juliette. "Ah, salut" lui dit-il, lapidairement.
Puis lui donner le chocolat et les gâteaux apportés pour lui, ou des fleurs aux couleurs pétantes, histoire de le ranimer, que diable. Cette fois Juliette lui a apporté un lecteur et plusieurs de ses CD, un casque audio. Nestor applaudit, vraiment heureux. Il bredouille quelques phrases confuses, difficilement compréhensibles, altérées par une mâchoire ankylosée. Puis brutalement il saisit le chocolat et l'engouffre sans même enlever le papier d'aluminium qui le recouvre. Juliette lui propose d'aller prendre l'air dans le parc ensoleillé et Nestor, enthousiaste, tente de se lever, mais il n'a plus d'équilibre et flageole jusqu'à presque tomber. Pour rejoindre son fauteuil roulant il s'agrippe, tremblant, au bras de sa soeur. Du couloir une aide-soignante passant rapidement devant la porte toujours ouverte de la chambre, le hêle "il est content de voir sa soeur Monsieur Nestor ???"Juliette entend siffler perfidement d'autres mots derrière les mots "ah quand même, enfin vous venez le voir, pas trop tôt..."
De temps en temps Juliette ne peut que choisir de dormir à Minoucourt, rien d'autre n'étant possible, l'horizon s'arrêtant là. D'autres fois, épuisée dans sa voiture sur le chemin du retour, Juliette peine à parcourir la trop longue distance. Des images fantômes embrouillent la rectitude de la bande d'asphalte mais la musique apaisante qu'elle a sélectionnée soigneusement pour l'accompagner replace la ligne continue au milieu de sa route, l'aidant à garder son cap vers le refuge. Elle aimerait être serrée et bercée dans les bras d'un géant, enveloppant, doux, et chaud. Elle aimerait entendre une voix basse au rythme lent et régulier la rassurer et lui souffler"c'est presque fini, ça va passer, tu vas le sortir de là... vivre, vivre. Etait-ce ce dont elle rêvait jadis lorsque bébé, elle prit la place de nestor dans le ventre de sa mère ?
Elle pleure souvent. Beaucoup. Elle est immanquablement capturée par une migraine, ou bien son ventre est à l'envers, ou sa gorge est en feu, et son dos grince douloureusement au moindre mouvement. Le passé se conjugue mal avec le présent, composer avec ces temps différents est souffrant.
Alors, après une douche incontournable, Juliette rejoint sa couette, et, un polochon contre le ventre, un oreiller dans le dos, parfois un coussin sur la tête, elle attend que le chagrin s'estompe, dans la feutrine de la nuit déjà bien entamée. Parfois, luxueusement, s'ajoute à cette ouate apaisante l'oisiveté de toute la journée suivante, comme un onguent cicatrisant.