dimanche 27 décembre 2009

La punition selon Jeanne

Il était une fois, Mademoiselle Mersauter, institutrice de Juliette, en classe de CM1. Du haut de sa taille de petite fille de 9 ans, Juliette avait constaté que cette vieille demoiselle avait de très très grosses fesses et, par l'intermédiaire d'un dos extrêmement cambré, une énorme poitrine qui semblait venir en contrepoids . Afin d'assurer l'ordre et la sécurité lors des déplacements dans l'école, Mademoiselle M. avait organisé des colonnes d'élèves, chacune ayant une place immuable dans le rang. Suivant le protocole idoine, Juliette tenait son poste au premier rang du cortège, avec sa camarade Laurence. Melle M. quant à elle, guidait sa troupe en tête de file en se dandinant lourdement. En gravissant les escaliers, le balancement régulier de la masse grasse et flasque à mesure de l'ascension des marches, devenait menace. Laurence et Juliette, de façon prudente, laissaient entre l'institutrice et elles une distance de sécurité de quelques marches, et progressaient lentement car Melle M. souffrait de difficultés respiratoires.
En fonction de leur petite taille, les yeux des petites filles, lorsqu'elles levaient la tête dans les escaliers, ne pouvaient manquer de fixer l'apophyse postérieure aux proportions monstrueuses. Par ailleurs, Melle M. était une institutrice très sévère, qui se moquait facilement des élèves, ce qui ne contribuait pas à la rendre sympathique aux yeux de Juliette.
A ce moment du récit, Juliette recherche le prénom de Melle M., et ne s'en souvient pas immédiatement. Les "maîtresses" d'alors n'étaient pas appelées par leur prénom. S'agirait-il de la rendre plus familière et bienveillante après tant d'années ? Juliette sent que le prénom émerge parmi d'autres réminiscences."Jeanne" s'esquisse, s'affirme. C'était elle : Jeanne.
Plus jeune, Juliette était déjà prompte à la critique verbale, mais elle utilisait également l'outil graphique, caricaturant, avec plaisir et constance les personnes qu'elle appréciait le moins.
A ce titre, Jeanne, ses grosses fesses et ses gros seins, furent régulièrement exécutées à l'arme graphite. L'erreur fut de laisser des brouillons de ces caricatures très explicites dans la poubelle de la classe.
L'institutrice les y trouva, les en sorti, y vu tout, surtout ce qui sautait aux yeux, et même la signature de Juliette, fièrement apposée au bas de l'une des oeuvres, la plus explicite sans doute.
Commença alors pour Juliette une difficile semaine de représailles. Jeanne mua en tarasque , Juliette fut punie terriblement, l'école toute entière sentit le souffre. Reléguée au dernier banc au fond de la salle, la prescription fut simple : Rédaction continue. Du matin au soir durant une semaine, Juliette fut contrainte d'écrire une phrase unique "je ne dois pas caricaturer la maîtresse". Tout en la privant des autres cours, l'institutrice savait solliciter régulièrement le sadisme latent des autres élèves pour fustiger l'exclue et contribuer activement à la terroriser. Les leçons, que Juliette entendaient tout en accomplissant sa tâche punitive, semblaient particulièrement attrayantes. La pénitente y voyait un zèle inattendu de l'institutrice lancée dans une croisade vengeresse.
Juliette s'acquitta péniblement de cette tâche qui resta profondément tatouée au porte-plume dans son histoire. Pour cette raison sans doute, sa signature, pièce à conviction éminemment dangereuse, se cache aujourd'hui derrière un pseudonyme, garde fou des mots dits.

dimanche 20 décembre 2009

La mariée de papier

A l'occasion de leur 40ème anniversaire de mariage, Edgar et Gerda m'ont commandé une création personnelle, sur le thème des épousailles, des très longues épousailles. Gerda et Edgar ont vécu ensemble si longtemps que jamais je n'arriverai à fêter cette étape, même si j'avais l'audace de convoler demain. L'histoire m'ayant confirmé, hélas, à plusieurs reprises mon incompétence sur le thème, je me sentais, à priori, dans un état d'esprit confus, brouillon, maladroite dans ce projet. Incertaine du résultat, j'étais pourtant prête à vivre l'expérience.

J'ai trouvé un morceau de planche, fragment d'une étagère déclassée qui pouvait être mon premier élément de base et semblait approprié pour servir de support à mes divagations. Je me suis installée par terre, comme j'aime l'être : au sol. J'ai étalé autour de moi des matériaux divers qui pouvaient m'être utiles dans la tâche, des composants qui me sont familiers : des papiers, des catalogues, des tissus, rubans, de l'acrylique, de la colle, des pastels, des bouchons, des morceaux de miroirs, quelques pinceaux... La mémoire ne me fait pas défaut lorsque l'émotion domine, voici donc ce dont je me souviens..

J'ai ébauché un tableau de matières collées

Sur le thème imposé du mariage :

La fiancée, au crayon à peine esquissée ,

Disparu sous les lambeaux déchirés des pages.

Affublée d'une robe de dentelle ancienne

parsemée de bris de miroirs aux alouettes

De larmes de peine, de fragments de porcelaine

De grains de poivre noir, de poudre d’escampette,

Ses diverses strates furent fixées au vernis-colle.

Pour juger l'ouvrage, je me suis levée du sol.

La composition était lourde. L'effet grossier

peinait à confirmer au thème son intérêt :

Epousée pour la vie, la princesse éphémère

était affublée d'une pesanteur outrancière,

J'éprouvais une folle envie de tout arracher

Ce que je fis. Sous les épaisseurs des matières,

La fine esquisse au crayon graphite émergeait

Dans les égratignures du carton agressé.

Je tenais sous la pulpe de mes doigts caressants,

La dernière mariée, celle qui m’avait échappée.

lundi 14 décembre 2009

A l'origine

Juliette est née dans les Vosges, à Saint-Dié, dont les habitants sont les très précieux déodaciens. Ses parents, alors qu'elle n'avait que 6 mois, ont migré vers l'Alsace. Il suffisait de passer un col pour quitter la France de "l'Intérieur", et sa profondeur. De l'autre côté, l'Alsace cette zône de France dont on doute, selon l'époque considérée, qu'elle soit française. La frontière fut donc définitivement franchie le 6 décembre 1972 par le col du bonhomme, et Juliette commença ainsi sa deuxième vie, celle qui détermina quelques combats futurs, la propulsant ambassadrice de la choucroute, défenderesse des manalas et disciple plus ou moins assidue de l'organisation (achchchchhhhh, l'orkanizassion).
Dans la cour de l'école maternelle, déjà, il lui était difficile de faire valoir ses origines. Etre Vosgienne, même si cela relève aujourd'hui de réminiscences agréables qui fleurent bon le lard, la myrtille et la randonnée sur les crêtes, c'était surtout appartenir à un autre monde, celui de la France de "l'intérieur". Juliette ne faisait pas état de son origine extra rhénale, mais s'entourait involontairement de camarades qui n'étaient pas nées alsaciennes, des émigrées. Evidemment personne ne s'y trompa jamais, même le nom de famille de Juliette ne pouvait lui servir d'ausweiss.
Si L'Alsace est rapidement située sur une carte imaginaire par le tout un chacun, les Vosges semblent tomber sous le coup de l'approximation médiocre. Et comble de l'ironie, Saint-Dié est aujourd'hui la capitale (mondiale) de la géographie.
Aussi, à l'adolescence, comprenant qu'affirmer son identité vosgienne relevait de l'art abstrait, elle préféra limiter les silences emplis de doutes et se déclarer alsacienne. Le "t'es née où ?"qui règlait habituellement un niveau de complicité avec ses nouveaux camarades, ne se soldait plus par un mystérieux "je suis déodacienne", mais par un franc, clair et compréhensible :" je suis alsacienne".
Le commun des mortels s'en satisfit. Si l'on ne prêtait pas attention à l'accent local dont Juliette était parfaitement dépourvue, cette résolution consensuelle permettait aux curieux d'errer avec volupté dans les images de choucroute, de maisons à colombages géraniomisées de la cave aux toits, de foire de Noël que l'on parcourt un verre de vin chaud entre les moufles, et de s'y sentir comme un coq en bäckehoffe.
Charles, son grand père, lui qui avait abandonné son adolescence, une partie de sa capacité respiratoire et une bonne dose de philanthropie dans la boue des tranchées de Verdun, ne lui aurait jamais pardonné ce raccourci félon.
Comme tous les jeudis Juliette a rendez-vous avec Pierre dans ce petit café de la "place du chai"pour y partager les petits riens de leur semaine. Journaliste et ami de Juliette, Pierre partage son plaisir de l'écriture et lui avait demandé de rédiger un texte sur le thème des origines. Juliette lui décrit son embarras : ce récit est en attente de clôture depuis quelques mois. La fin frémit, là, sous ses doigts, mais ne prend pas forme. Juliette avait envie d'un dénouement en ouverture sur un autre monde, sur d'autres possibles, comment finir un texte sur l'origine ? Elle aime sentir la fin glisser subtilement sous ses doigts, s'esquisser, puis peu à peu se dessiner et s'imposer, après quelques heures, ou quelques semaines d'affinage, comme un soulagement, une évidence, une libération après un temps de peine et de plaisir mêlés, à rechercher le sens, la justesse des mots dans le récit.
Mais cette fin-là ne se révèle pas, et la chute reste indéfiniment suspendue, et respirante, en silence.