samedi 28 mars 2009

Le fil de soie

Juliette éprouve une passion pour les tissus. Elle a souvent cherché d'où lui vient cette envie de les toucher, de les sentir, de passer maintes fois les doigts sur les étoffes afin d'y retrouver, par la sensation de la matière souple et familière, une sorte de sécurité et un plaisir certain.  
La mère de sa mère, Lucie Tisserand, pouvait lui avoir transmis par son nom évocateur, l'indice d'une addiction trans-générationnelle. Mais Lucie était aussi couturière, elle "arrondissait les fins de mois" en fabriquant des couvertures piquées en satin. Devenue mère d'une très grande famille elle adorait se retrouver seule le soir dans le silence de son grenier après avoir couché tous ses marmots. Ce qui d'ailleurs, énervait Charles, son mari. Le mouvement pulsatile de la machine à coudre, que Lucie actionnait au moyen d'une pédale en fonte, berçait les plus petits à travers le plancher. 
Lorsque Lucie ferma définitivement ses yeux fatigués, Juliette, qui avait alors 14 ans, profita du mépris de ses tantes pour les outils et matériaux de la couturière. Aussi son grand-père lui accorda volontiers l'autorisation de débarrasser le grenier des étoffes encombrantes promises aux mites et du matériel désuet voué à l'oubli. Juliette se souvient de ce moment comme de celui de la découverte puis de l'enlèvement d'un précieux trésor. Des boites en fer (ayant contenu des bergamottes de Nancy) remplies de dentelles, des mètres de taffetas, de satins, de draps, du fil sur des bobines en bois, des cotons à broder, et la fameuse machine à roue "Original Victoria", rejoignirent la chambre de Juliette. Imaginer-couper-coudre-broder remplirent ses soirées d'adolescente. En créant, ses mains libéraient sa tête, et la pesanteur de la vie de famille, oppressante dans le manque d'espace et d'intimité, s'oubliait presque.
Le grand-père de Juliette, Charles, fut embauché dès son plus jeune âge dans les filatures vosgiennes et avait grandi (certes peu) dans les balles de cotons.  Jusqu'en 1914, ses longues journées de travail ne s'ouvrirent sur d' autres horizons que ceux qui s'évanouissent dans les murs de l'usine.
Quant à Jean, le père de Juliette, il avait pour mission, dans son entreprise textile, de dessiner des métiers, lesquels seraient ensuite montés par d'autres que lui en Inde, en Chine ou au Pakistan. Dessiner c'était déjà voyager.
Aussi, ce soir, Juliette se sent la fibre tissulaire, embryonnaire. Aurait-elle pris forme dans une enveloppe placentaire en satin rouge, aurait-elle été caressée par des fibres de coton, nourrie à travers un fil de soie et bercée par le rythme maniaque d'un coeur à l'ouvrage ? 
Sous la plume de son journal, elle retrouve ce plaisir des doigts qui bougent, reliés à son imaginaire, à la forme qui naît du fond de l'être, au fil de soi.

dimanche 22 mars 2009

Le dressage des crustacés

Oui. Je suis très occupée. Au point de négliger d'écrire.
Les mouvements sismiques sur mon lieu de travail ont fini par m'éloigner de mon bouchot. Depuis quelques jours, telle l'arapède commune, je tente une adhérence sur un rocher plus volumineux, qui sentirait moins le "je-connais-déjà". C'est ainsi que je me m'occupe à présent de la vie citadine et néanmoins multicolore des enfants de 0 à 18 ans.
A ce titre vendredi dernier, j'ai passé quelques heures délicieuses à recruter (l'une de mes activités favorites). Je découvrais à cette occasion des professionnels dont, jusqu'à présent, j'ignorais presque tout : les cuisiniers. Rien à voir avec les petits cuisinounets miniatures, que je connaissais pourtant bien, lesquels confectionnent les repanounets des petits accueillis dans les crèches, nourris à la cuillère de dînette. Non. des vrais cuisiniers, ceux qui crachent par terre en sortant de leur boulot, qui déménagent les batteries  d'un coup de cuillère à pot, qui s'agitent en suant devant des pianos chauffés à blanc. Ceux qui connaissent la musique.
Pour m'accompagner lors de ces entretiens : Maria, chef des cuisines. Entrée dans la maison par la toute petite porte il y a 20 ans comme agent, elle dirige à présent de main de maître une bande de 15 marmitons et autres maîtres-coq dont la mission consiste à nourrir 3000 affamés municipaux tous les jours. Passons les quelques informations utiles distillées par Maria à propos de l'ambiance dans les cuisines de France et de Navarre. Les inévitables guerres de tranchées entre la "ligne froide" et la "ligne chaude", les vilains mots qui survolent les casseroles tôt le matin, et atterrissent immanquablement dans les fonds de sauces avant midi, altérant gravement, je suppose, l'heure limite de leur consommation. 
Or donc vendredi nous avons reçu Jean Bon, candidat cuisinier. Etudiant de près son CV, préalablement à l'entretien je lis : 
1997-1998 : dressage de crustacés (Société "la Moule Hagarde", Elbeuf)
Bien évidemment, j'avais besoin d'éclaircissements. J'imaginais le candidat, munis d'un lasso et équipé de cuissardes en caoutchouc, dresser quelques crevettes arrogantes. Crinières au vent, lancées au galop sur la plate baie de Cancale, elles chercheraient dans une ultime course effrenée à braver l'asservissement promis... 
"Or donc, Monsieur bon, vous dressâtes les crevettes en quatre-vingt-dix-sept ??"
"Oui, et c'est pas facile vous savez, de les monter sur les coques. Heureusement que les homards permettent  au plat de garder l'allure."
hêêêêêhhhh ???? les homards seraient eux-aussi dans le coup ? 
Je maîtrise alors plus ou moins brillamment le fou rire qui me gagne en visualisant l'image de la scène décrite par Jean :  Le dressage a lieu sur le plat de la baie de Cancale. Des coqs de course sont montés par des crevettes-jockeys et les homards-parieurs, probablement dans les tribunes, s'époumonent (ou s'ébranchiolent), encourageant ainsi l'allure des plus faiblards. 
Moyennant quoi, la mayonnaise prend.