
La mère de sa mère, Lucie Tisserand, pouvait lui avoir transmis par son nom évocateur, l'indice d'une addiction trans-générationnelle. Mais Lucie était aussi couturière, elle "arrondissait les fins de mois" en fabriquant des couvertures piquées en satin. Devenue mère d'une très grande famille elle adorait se retrouver seule le soir dans le silence de son grenier après avoir couché tous ses marmots. Ce qui d'ailleurs, énervait Charles, son mari. Le mouvement pulsatile de la machine à coudre, que Lucie actionnait au moyen d'une pédale en fonte, berçait les plus petits à travers le plancher.
Lorsque Lucie ferma définitivement ses yeux fatigués, Juliette, qui avait alors 14 ans, profita du mépris de ses tantes pour les outils et matériaux de la couturière. Aussi son grand-père lui accorda volontiers l'autorisation de débarrasser le grenier des étoffes encombrantes promises aux mites et du matériel désuet voué à l'oubli. Juliette se souvient de ce moment comme de celui de la découverte puis de l'enlèvement d'un précieux trésor. Des boites en fer (ayant contenu des bergamottes de Nancy) remplies de dentelles, des mètres de taffetas, de satins, de draps, du fil sur des bobines en bois, des cotons à broder, et la fameuse machine à roue "Original Victoria", rejoignirent la chambre de Juliette. Imaginer-couper-coudre-broder remplirent ses soirées d'adolescente. En créant, ses mains libéraient sa tête, et la pesanteur de la vie de famille, oppressante dans le manque d'espace et d'intimité, s'oubliait presque.
Le grand-père de Juliette, Charles, fut embauché dès son plus jeune âge dans les filatures vosgiennes et avait grandi (certes peu) dans les balles de cotons. Jusqu'en 1914, ses longues journées de travail ne s'ouvrirent sur d' autres horizons que ceux qui s'évanouissent dans les murs de l'usine.
Quant à Jean, le père de Juliette, il avait pour mission, dans son entreprise textile, de dessiner des métiers, lesquels seraient ensuite montés par d'autres que lui en Inde, en Chine ou au Pakistan. Dessiner c'était déjà voyager.
Aussi, ce soir, Juliette se sent la fibre tissulaire, embryonnaire. Aurait-elle pris forme dans une enveloppe placentaire en satin rouge, aurait-elle été caressée par des fibres de coton, nourrie à travers un fil de soie et bercée par le rythme maniaque d'un coeur à l'ouvrage ?
Sous la plume de son journal, elle retrouve ce plaisir des doigts qui bougent, reliés à son imaginaire, à la forme qui naît du fond de l'être, au fil de soi.