dimanche 28 décembre 2008

Traquer la poire


Acheter de la viande est une activité que je préfère éviter. J'ai quelque peine à choisir des bons morceaux, à sélectionner parmi les viandes rangées dans la vitrine réfrigérée la pièce idéale, bref, à paraître compétente et assertive en matière de culture carnée. Je reconnais qu'un morceau n'en vaut pas toujours un autre au moment de le déguster, jamais avant.
Aussi je préfère laisser à Martin, qui possède une expérience plus longue que moi dans le domaine protéïné, le soin de se rendre à la boucherie. Or mercredi, Martin étant occupé par d'autres activités, j'ai choisi de m'y rendre, bardée néanmoins de ses conseils avisés. J'entre dans la boutique déjà pleine de monde en cette veille de fête, compte tenu de l'effervescence ambiante plusieurs bouchers opèrent. Je n'ai jamais connu Madame Flanchet, la propriétaire des lieux, placée ailleurs que derrière la caisse enregistreuse. Aussi, j'avais clairement l'impression qu'elle était composée d'un simple buste posé derrière une caisse. Ce mercredi, je m'aperçois qu'elle est mue par des jambes. Derrière le comptoir, elle s'affaire avec énergie dans la découpe, la pesée, l'emballage des viandes. C'est une femme de très petite taille. Son visage jovial, un peu rouge, ses rondeurs généreuses et harmonieusement réparties trahissent, me semble-t-il, les quantités de viandes absorbées dans les agapes qui s'organisent autour des invendus quotidiens. J'attends patiemment mon tour, écoutant les commentaires, les échanges de menus et les modes de cuisson de mes voisines, sans aucun doute plus expertes que moi. J'espère y surprendre et retenir quelques subtilités liées à la cuisine carnée qui m'échappent encore. Pendant ce temps les bouchers s'activent autour de leurs impressionnants couteaux, aiguisant, découpant, essuyant régulièrement, recto-verso, leurs larges mains enduites d'encre rouge sur leurs tabliers tachés. Lorsqu'arrive enfin mon tour, j'annonce à Madame Flanchet avec détermination ma commande "deux tranches de steack dans l'araignée (s'il vous plaît)".
Madame Flanchet me fixe, déconcertée "c'est que j'en ai plus, mais j' peux vous met' de la poire". Me "met' de la poire"... me laisse perplexe. Néanmoins, sentant poindre l'aventure et bravant les consignes strictes de Martin, je dis : "d'accord".
Madame Flanchet semble ravie de relever ce qui parait être un défi bouché, exécute un demi tour rapide vers la chambre froide. Elle réapparaît sous la forme d'une masse de viande énorme mue par ce que je suppose correspondre aux jambes de Madame Flanchet. Calée sur son dos, la pièce efface la bouchère jusqu'aux genoux. Elle titube jusqu'au billot et y jette sa charge en s'accompagnant d'un hhhhhaaaaan sonore. Affalée, la cuisse bovine occupe toute la surface de la paillasse.
La performance musculaire de la bouchère, repérée par tous les clients, provoque le silence de l'assistance. Les bouchers, eux, continuent leur valse derrière le comptoir, sans ciller devant le projet audacieux qui prend forme sous nos yeux.
"Je vais vous trouver ça" me dit-elle, rassurante, tout en se saisissant d'un très long couteau qu'elle plante avec détermination dans la chair animale. Les pointes de ses lames contournent habilement les obstacles, écartent délicatement les fibres. L'artiste interrompt régulièrement son mouvement pour aiguiser ses outils. Au fur et à mesure de la progression des lames dans les étages musculaires, elle me détaille verbalement l'anatomie de l'animal, situe l'étape de la découpe, le nom des pièces rencontrées, le mode de cuisson adapté à ladite pièce, le plat destinataire du morceau, le petit vin qui se marie si bien avec. J'entre ainsi lentement dans la chair vermillon de l'animal, dans l'art boucher. Comme si je découvrais, inepte, un tableau de maître, j'en explore la composition, les couleurs, les reliefs, et accompagne Madame Flanchet dans sa quête de la poire profonde. Derrière moi les clients sont silencieux. Chacun cherche la place qui lui permettra de ne rien perdre de cette leçon inattendue. Les enfants, sont alignés le long de la vitrine, les mains appuyées sur la parois réfrigérée. Soudain Madame Flanchet jubile, serre plus fort le manche de son couteau, et désincruste de son écrin carné la pièce convoitée qu'elle brandit victorieusement. La poire émerge comme un trésor de la masse écartelée.
Autour de moi les respirations et les conversations reprennent progressivement leur amplitude habituelle.
Je quitte la boucherie, ma précieuse poire gisant dans son papier glacé au fond de mon panier.

vendredi 5 décembre 2008

Le traquenard du bas noir

Lorsque je sors de chez moi, je passe devant l'appartement de ma voisine, Madame Prothèse de Hanche. Elle habite en face de l'escalier. Son handicap l'empêche de quitter son logis et la vie ne lui parvient plus que par le mouvement de ses voisins montants et descendants. Comme à l'accoutumée, un léger crissement à travers le bois de la porte me signale sa présence attentive derrière l'oeil de son judas. Je ne sais pas vraiment s'il s'agit du grincement du parquet, celui de la prothèse posée récemment, ou celui de l'autre tête fémorale perforée d'arthrose qui sera un jour prothésée.
Arrivée dans la rue, l'air du soir me pique la gorge, le trottoir luit sous la bruine tombante et le froid me fait douter de mon adhérence au sol. Mais non, mes bottines accrochent le bitume. Une jeune femme me dépasse rapidement. En escarpins, jupe courte, je la plains, imaginant un inconfort thermique que je m'approprie en frileuse invétérée.  Je lui emboîte le pas à distance . Un léger déhanchement par soubresauts, comme une gêne au niveau de ses hanches lui donne une démarche étonnante et attire mon regard. Sa main se pose sur sa cuisse, puis agrippe l'étoffe de son manteau, et disparaît dans sa poche. La passante ralenti. Je me dissimule pour l'observer  derrière une rangée de sapins de Noël.  
Soudain c'est le drame. Sous son manteau apparaît insidieusement le haut d'un bas  noir. Au pas suivant, pourtant calculé au plus juste, il se retrouve en accordéon sur l' escarpin gauche. Le traître, quelle bassesse.  L'élégante dame s'immobilise, se tord sur elle même lentement. De son court manteau émergent une jambe blanche, et une autre jambe, noire. La noire tente de passer devant la blanche pour cacher la pâleur incongrue.  La passante jette un regard circulaire, vérifiant l'absence de témoins de son drame. Puis elle feint l'indifférence, méprise la foule mouvante qui émerge par vague de la bouche du métro, espère se faire oublier. Je reste cachée et décide de ne pas  secourir l'inconnue sans m'être enrichie de ces belles images. J'imagine son dilemme : comment, incognito, faire reprendre son poste au lâcheur ? Comment lui faire confiance alors qu'il a failli à son devoir ? Pourquoi ne pas éjecter son pair qui risque tôt ou tard d'emprunter, sans semonce, la même voie de sortie  ?
Masquant sa jambe nue avec son sac à main (choisi très ventru), la passante décide de faire remonter le traître à son poste. La manoeuvre n'est pas aisée mais le mur de l'épicier ED lui apporte un soutien pétrifié et bienveillant. Rien de mieux. Elle se baisse au plus bas, agrippe Judas  qui prend le chemin de ses pénates jusqu'à la frontière du genou. Là, autre soucis : surmonter les obstacles superposés de la jupe et du manteau pour accrocher le renégat à sa base. L'émotion est intense, le suspens à son comble. La passante coince son bas à cette altitude moyenne laborieusement atteinte, place son sac à main contre la partie encore nue de sa cuisse. Puis peu à peu, l'air de rien, de sa main restée libre, fait glisser le bas vers le haut. C'est la lenteur de la manoeuvre ascendante qui la soustrait du regard des passants pressés. 
Estimant probablement que la procédure d'arrimage est parvenue à un objectif optimal, la passante, exécutant un demi tour pondéré, disparaît à pas menus chez ED, vendeur en épicerie, et autres bas en séries.