
Acheter de la viande est une activité que je préfère éviter. J'ai quelque peine à choisir des bons morceaux, à sélectionner parmi les viandes rangées dans la vitrine réfrigérée la pièce idéale, bref, à paraître compétente et assertive en matière de culture carnée. Je reconnais qu'un morceau n'en vaut pas toujours un autre au moment de le déguster, jamais avant.
Aussi je préfère laisser à Martin, qui possède une expérience plus longue que moi dans le domaine protéïné, le soin de se rendre à la boucherie. Or mercredi, Martin étant occupé par d'autres activités, j'ai choisi de m'y rendre, bardée néanmoins de ses conseils avisés. J'entre dans la boutique déjà pleine de monde en cette veille de fête, compte tenu de l'effervescence ambiante plusieurs bouchers opèrent. Je n'ai jamais connu Madame Flanchet, la propriétaire des lieux, placée ailleurs que derrière la caisse enregistreuse. Aussi, j'avais clairement l'impression qu'elle était composée d'un simple buste posé derrière une caisse. Ce mercredi, je m'aperçois qu'elle est mue par des jambes. Derrière le comptoir, elle s'affaire avec énergie dans la découpe, la pesée, l'emballage des viandes. C'est une femme de très petite taille. Son visage jovial, un peu rouge, ses rondeurs généreuses et harmonieusement réparties trahissent, me semble-t-il, les quantités de viandes absorbées dans les agapes qui s'organisent autour des invendus quotidiens. J'attends patiemment mon tour, écoutant les commentaires, les échanges de menus et les modes de cuisson de mes voisines, sans aucun doute plus expertes que moi. J'espère y surprendre et retenir quelques subtilités liées à la cuisine carnée qui m'échappent encore. Pendant ce temps les bouchers s'activent autour de leurs impressionnants couteaux, aiguisant, découpant, essuyant régulièrement, recto-verso, leurs larges mains enduites d'encre rouge sur leurs tabliers tachés. Lorsqu'arrive enfin mon tour, j'annonce à Madame Flanchet avec détermination ma commande "deux tranches de steack dans l'araignée (s'il vous plaît)".
Madame Flanchet me fixe, déconcertée "c'est que j'en ai plus, mais j' peux vous met' de la poire". Me "met' de la poire"... me laisse perplexe. Néanmoins, sentant poindre l'aventure et bravant les consignes strictes de Martin, je dis : "d'accord".
Madame Flanchet semble ravie de relever ce qui parait être un défi bouché, exécute un demi tour rapide vers la chambre froide. Elle réapparaît sous la forme d'une masse de viande énorme mue par ce que je suppose correspondre aux jambes de Madame Flanchet. Calée sur son dos, la pièce efface la bouchère jusqu'aux genoux. Elle titube jusqu'au billot et y jette sa charge en s'accompagnant d'un hhhhhaaaaan sonore. Affalée, la cuisse bovine occupe toute la surface de la paillasse.
La performance musculaire de la bouchère, repérée par tous les clients, provoque le silence de l'assistance. Les bouchers, eux, continuent leur valse derrière le comptoir, sans ciller devant le projet audacieux qui prend forme sous nos yeux.
"Je vais vous trouver ça" me dit-elle, rassurante, tout en se saisissant d'un très long couteau qu'elle plante avec détermination dans la chair animale. Les pointes de ses lames contournent habilement les obstacles, écartent délicatement les fibres. L'artiste interrompt régulièrement son mouvement pour aiguiser ses outils. Au fur et à mesure de la progression des lames dans les étages musculaires, elle me détaille verbalement l'anatomie de l'animal, situe l'étape de la découpe, le nom des pièces rencontrées, le mode de cuisson adapté à ladite pièce, le plat destinataire du morceau, le petit vin qui se marie si bien avec. J'entre ainsi lentement dans la chair vermillon de l'animal, dans l'art boucher. Comme si je découvrais, inepte, un tableau de maître, j'en explore la composition, les couleurs, les reliefs, et accompagne Madame Flanchet dans sa quête de la poire profonde. Derrière moi les clients sont silencieux. Chacun cherche la place qui lui permettra de ne rien perdre de cette leçon inattendue. Les enfants, sont alignés le long de la vitrine, les mains appuyées sur la parois réfrigérée. Soudain Madame Flanchet jubile, serre plus fort le manche de son couteau, et désincruste de son écrin carné la pièce convoitée qu'elle brandit victorieusement. La poire émerge comme un trésor de la masse écartelée.
Autour de moi les respirations et les conversations reprennent progressivement leur amplitude habituelle.
Je quitte la boucherie, ma précieuse poire gisant dans son papier glacé au fond de mon panier.