Lorsque je sors de chez moi, je passe devant l'appartement de ma voisine, Madame Prothèse de Hanche. Elle habite en face de l'escalier. Son handicap l'empêche de quitter son logis et la vie ne lui parvient plus que par le mouvement de ses voisins montants et descendants. Comme à l'accoutumée, un léger crissement à travers le bois de la porte me signale sa présence attentive derrière l'oeil de son judas. Je ne sais pas vraiment s'il s'agit du grincement du parquet, celui de la prothèse posée récemment, ou celui de l'autre tête fémorale perforée d'arthrose qui sera un jour prothésée.
Arrivée dans la rue, l'air du soir me pique la gorge, le trottoir luit sous la bruine tombante et le froid me fait douter de mon adhérence au sol. Mais non, mes bottines accrochent le bitume. Une jeune femme me dépasse rapidement. En escarpins, jupe courte, je la plains, imaginant un inconfort thermique que je m'approprie en frileuse invétérée. Je lui emboîte le pas à distance . Un léger déhanchement par soubresauts, comme une gêne au niveau de ses hanches lui donne une démarche étonnante et attire mon regard. Sa main se pose sur sa cuisse, puis agrippe l'étoffe de son manteau, et disparaît dans sa poche. La passante ralenti. Je me dissimule pour l'observer derrière une rangée de sapins de Noël.
Soudain c'est le drame. Sous son manteau apparaît insidieusement le haut d'un bas noir. Au pas suivant, pourtant calculé au plus juste, il se retrouve en accordéon sur l' escarpin gauche. Le traître, quelle bassesse. L'élégante dame s'immobilise, se tord sur elle même lentement. De son court manteau émergent une jambe blanche, et une autre jambe, noire. La noire tente de passer devant la blanche pour cacher la pâleur incongrue. La passante jette un regard circulaire, vérifiant l'absence de témoins de son drame. Puis elle feint l'indifférence, méprise la foule mouvante qui émerge par vague de la bouche du métro, espère se faire oublier. Je reste cachée et décide de ne pas secourir l'inconnue sans m'être enrichie de ces belles images. J'imagine son dilemme : comment, incognito, faire reprendre son poste au lâcheur ? Comment lui faire confiance alors qu'il a failli à son devoir ? Pourquoi ne pas éjecter son pair qui risque tôt ou tard d'emprunter, sans semonce, la même voie de sortie ?
Masquant sa jambe nue avec son sac à main (choisi très ventru), la passante décide de faire remonter le traître à son poste. La manoeuvre n'est pas aisée mais le mur de l'épicier ED lui apporte un soutien pétrifié et bienveillant. Rien de mieux. Elle se baisse au plus bas, agrippe Judas qui prend le chemin de ses pénates jusqu'à la frontière du genou. Là, autre soucis : surmonter les obstacles superposés de la jupe et du manteau pour accrocher le renégat à sa base. L'émotion est intense, le suspens à son comble. La passante coince son bas à cette altitude moyenne laborieusement atteinte, place son sac à main contre la partie encore nue de sa cuisse. Puis peu à peu, l'air de rien, de sa main restée libre, fait glisser le bas vers le haut. C'est la lenteur de la manoeuvre ascendante qui la soustrait du regard des passants pressés.
Estimant probablement que la procédure d'arrimage est parvenue à un objectif optimal, la passante, exécutant un demi tour pondéré, disparaît à pas menus chez ED, vendeur en épicerie, et autres bas en séries.
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