
Ce qui occupe Juliette en ce moment c'est son frère. Retrouvé dans le coma, sous une pile de livres provenant d'une étagère qui s'est écroulée sur lui, il est hospitalisé depuis quelques semaines, subit un tas d'examens complémentaires destinés à expliquer une toux hémorragique, des fièvres épisodiques et une incapacité à pisser sur commande. Au final il a perdu une partie de sa mémoire, est secoué autant par des quintes de toux que par des hallucinations qui lui font craindre la présence de Sarkozy ou du KGB dans sa chambre, ou d'un sous-marin qui stationnerait sous son lit (à la place du crocodile). Bref, il n'est plus en état de vivre d'une façon autonome, puisqu'il vit, pour ce qu'elle en sait, avec un syndrôme de K.
Ayant appris par hasard l'état de son frère par l'intermédiaire d'un internaute avisé, Juliette s'est rendue à son chevet vendredi dernier. Le choc fut rude. Juliette se croit généralement assez forte pour affronter seule la terre en feu, mais là, elle s'attendait à être secouée... Elle n'a reconnu Nestor que parce qu'on lui avait dit qu'il s'agissait de l'occupant de la chambre 110. Aussi elle n'est pas restée longtemps auprès de ce si proche étranger tant la douleur était féroce. Afin de reprendre des forces à la suite de cet épisode destructeur, elle s'attabla devant un pichet de bière sur une place ensoleillée, en profita pour raviver son mascara dilué par la tristesse. Puis elle est repartie compléter son excursion par la visite de l' appartement de Nestor. Difficile d'ouvrir la porte, coincée par les amas qui la bloquaient. Oups. Là, pas d'erreur, Juliette n'a jamais rien vu de pareil... des livres partout, dans un piteux état, des parties de meubles brûlées, les étagères pour la plupart écroulées, une couche de 50 cm au sol d'un mélange de détritus, de vètements, de livres, de fils électriques, de liquide gluant et puant... Avec ses escarpins en nubuck pistaches et son pantalon de presque-soie, elle avait probablement l'air d'une quiche au centre d'une arène. Elle pallia le plus urgent, malgré la paralysie émotionnelle qui ralentissait lamentablement tous ses mouvements. Puis elle se mit à parler à voix haute, histoire de se sentir moins seule, bien vivante, bien dans la réalité de la vie d'un autre en même temps que dans la sienne... L'odeur était insupportable. Elle récupéra miraculeusement clés et papiers, presque immédiatement, comme guidée dans ce capharnaüm par une main invisible. Mais une clé lui a échappé et elle dû creuser un long moment dans l'amalgame collé au sol pour la repêcher. Elle repêcha aussi la sorcière de la rue Mouffetard ainsi qu'un livre de Paulhan (auteur qui passionna Nestor), isola dans un sac en plastique un livre de Queneau de la collection de la pleïade, en totale perdition, deux CD dans leur emballage d'origine, et une canette de bière qu'elle prévoira de boire à la santé de l'amnésique (elle esquissa un sourire en s'emparant de la boite métallique). Suivant les conseils de son autre frère, elle plaça le précieux ordinateur de Nestor, devenu noir et gluant, dans un autre sac. Après cela elle s'est rendu compte que ses mains étaient elles aussi noires et gluantes, ce qui lui enlevait la possibilité de repousser ses cheveux en arrière. Elle regagna sa voiture pour se nettoyer, enfila des gants de station service, puis repartit finir sa mission imaginaire : Dégager l'entrée, afin d'ouvrir sans problème une autre fois. Quelques allers retours à la poubelle, reprendre de l'oxygène, voir le soleil, elle continuait à parler à voix haute, se décrivant seulement ce qu'elle faisait, mécaniquement, pour ne pas perdre pied. "Je soulève le couvercle, je verse les sacs, quatre sacs, la poubelle est presque pleine, je compte mes pas, j'entre dans l'immeuble.... Puis Juliette se rendit compte qu'elle était là, au milieu de ce tout-qui-ne-comprend-plus-rien, depuis plus de deux heures. Elle coupa alors le courant électrique au tableau, ferma toutes les fenêtres sauf une. En sortant elle trouva un livre de BD neuf : "3 histoires de dames"( un truc érotique en fait...), elle estima qu'il avait du être déposé là pour elle(sic), l'emporta, c'est son cadeau. Elle ferma la porte.
Juliette est retournée à l'hôpital pour déposer ses lunettes à Nestor. Croyant lui avoir ouvert un nouveau monde en les lui ajustant devant les yeux elle se hasarda à une évaluation de l'efficacité de l'opération : Tu me reconnais ? je suis Juliette. Ha Juliette ? la vache Juliette ?
Puis dans une quinte de toux sur-dimensionnée les mouvements incontrôlés de ses mains ont éjecté la monture au sol, réduisant le projet en éclats de verres.
Juliette est rentrée vers Paris à petite vitesse, au rythme de la vache et en silence.