dimanche 9 mai 2010

Miettes sonores du dimanche soir

Il se leva subitement, et contrairement à son habitude, s'empara des assiettes presque vides, acheva d'en évacuer les déchets dans la poubelle et les empila sans précautions sonores
dans l'évier. Agathe resta à table, observant avec étonnement les mouvements empressés de Jules. C'est elle qui, à la fin de chaque repas se levait, bien avant que Jules n'en ait l'idée, et faisait disparaître rapidement dans le lave-vaisselle, l'évier, les placards, ou la poubelle, les restes du repas. Or hier soir une discussion houleuse avait mis à nu leurs habitudes, celles qui énervent l'autre à force de répétition, compromettent la quiétude du sommeil à venir et font mourir à petit feu l'envie de vivre à deux. Cet empressement post prandial habituel d'Agathe faisait partie des attitudes agaçant Jules.
Penché sur le bac débordant de mousse, Jules s'empara de l'éponge et ébaucha la vaisselle tout en allumant la bouilloire en vue de conclure l'épisode dînatoire par une tisane rituelle. Il pensa même à déclarer à Agathe son affection, inconnue jusqu'alors, pour ces actions ménagères de fin de repas qui permettaient à sa compagne, constata-t-il, de s'attarder à table en se passant la main dans les cheveux (ce geste si féminin...), tout en sirotant le fond de vin laissé dans l'unique verre qu'ils se partagent ordinairement. Questionnée face à cette scène incongrue, Agathe fila chercher son ordinateur, repoussa du dos de la main les quelques miettes oubliées par Jules sur la nappe, replia le tissu sommairement et installa l'engin sur la table de la cuisine. Jules répartit les feuilles de verveine dans les deux tasses, les noya dans l'eau chaude et saisit son i-phone. La bourse plonge - Il va pleuvoir demain chez tante Adèle - Zut j'ai oublié l'anniversaire de ma soeur. Le monde de Jules passait par une révision générale et routinière qui se conclut par " je viens de recevoir 23 messages du boulot, faut que j'aille bosser". Puis quittant la toile et revenant dans l' ici et le maintenant, il s' inquiéta en constatant la frénésie rédactionnelle d'Agathe, à qui il lança : "t'écris quoi, en fait ?". Agathe lui lut son texte "...La bourse plonge - Il va pleuvoir demain chez tante Adèle - Zut j'ai oublié l'anniversaire de ma soeur - Le monde de Jules passait par une révision générale et routinière qui se conclut par "je viens de recevoir 23 messages du boulot, faut que j'aille bosser".
L'homme se leva, déposa sa tasse dans le lave-vaisselle, embrassa le cou d'Agathe qui traînait négligemment sur son chemin, lui demanda de ne pas trop raconter sa vie à sa bande de lecteurs, ce qui finirait par faire désordre s'ils s'avisaient à le reconnaître malgré les filtres dissimulateurs à travers lesquelles Agathe tamisait son récit. Puis il regagna son bureau.
Agathe, seule à table entre le saucisson corse sur lit de graines de céréales, et le fond de la bouteille de Médoc, laissés pour compte à l'issue de l'ouragan ménager (A la lecture corrective, Jules lui demanda de gommer ce point : il avait minutieusement aspiré toutes les miettes), poursuivit l'écriture de ce texte qui ne parlera jamais de la vraie vie, qui ne dira que ce qui s'invente pour fuir l'habitude, tueuse patiente et muette, dont se fait porte-parole le son de la pendule, lorsqu'on lui prête une oreille désabusée, le dimanche soir.