
Adèle n'eut qu'un amour dans sa vie : Victor.
Après lui avoir fait la cour des semaines durant, alors que la période des foins réunissait tous les bras du village aux champs, que les soirées qui s'ensuivaient, égaillées de vin et de danses, permettaient aux jeunes femmes et hommes, pourtant harassés de fatigue, de badiner à l'ombre des platanes bienveillants, Victor avait demandé au père d'Adèle, la permission de passer à la ferme pour une visite le lendemain, dimanche. Adèle n'en avait pas dormi de la nuit. Allongée au-dessus du drap, sur son lit au coin de la chambre qu'elle partageait avec sa soeur Lucie, déjà endormie, elle revivait les images et les sensations de tous ces moments délicieux : le bras de Victor frôlé alors qu'elle lui apportait le pichet d'eau à la pause du matin, ses yeux de feu plongés au fond de son âme soudain mise à nu, son dos puissant aux muscles saillants dont la vue lui picotait encore le creux du ventre, sa voix douce, laquelle, s'adressant à elle, cherchait les mots ajustés sans pour autant les trouver, ce qui le rendait délicieusement bêgue. Ce rendez-vous était l'issue de ce tumulte dont son corps sentait encore, avant de sombrer dans le sommeil, l'écho fébrile.
Le lendemain dimanche, Victor, en costume des grands jours qui faisait de lui un vrai monsieur de la ville, un peu engoncé dans son habitacle de coton noir apprêté, frappa à la porte de la maison. Adèle aurait voulut se jeter vers l'entrée pour lui ouvrir, dans un élan de transparence de ses sentiments, mais son éducation de jeune fille le lui interdisait, et sa pudeur fit le reste. Elle rejoignit donc sa chambre et se pelotonna derrière la porte pour capter les voix et surtout les mots. Après quelques paroles d'usage, Victor s'assit à la table familiale, en face du père d'Adèle qui semblait très attentif à ce rendez-vous particulier un jour de fête. La mère d'Adèle lui servit un café, de ceux qui restent longtemps frémir sur la cuisinière à bois, après le réveil de tous les hommes de la maison, été comme hiver. Adèle en sentait les effluves passer sous la porte de sa chambre comme des messages complices entre Victor et elle.
Au bout d'un moment, lorsque les paroles d'usages avaient fini par tarir la conversation, le silence s'installa. Adèle derrière sa porte, l'oreille collée aux planches ajourées de la porte complaisante, espérait ne rien perdre de cette entrevue inhabituelle. Victor reprit la parole, se jetant précipitamment dans l'arène des mots comme la faux sur les tiges des herbes que l'on fane, tous les autres jours de la semaine : "Monsieur, je suis venu vous demander la main de... Lucie".
Adèle s'effondra à terre, abattue subitement par un chagrin de plomb, dans un grand bruit qui fit se retourner le père et le félon, et accourir sa mère.
Ici s'évanouirent définitivement les rêves et chimères qui palpitaient dans la vie d'Adèle. Blessée à coeur, Elle garda la chambre plusieurs semaines, incapable de se nourrir ou de prononcer un mot. Son âme meurtrie appelait la mort laquelle dans un dédain majeur, ne vint pas. Contre son désir Adèle survécut, endurcie, d'aucuns diraient aigrie, par la traversée héroïque de cette épreuve magistrale, qui dura tout un automne et tout un hiver. L'été suivant, après avoir assisté au mariage de Lucie et Victor, Adèle épousa, comme elle l'avait décidé pour mettre fin à sa tristesse par un acte fondateur, le premier homme qui demanda sa main, qui fut fou d'elle, et devint le grand-père d'Aline.
Adèle, habituellement soucieuse de transmettre à sa petite fille toute son expérience afin de lui éviter quelques méprises futures, ne peut lui indiquer, lorsqu'elle lui conte cette histoire, le chemin à suivre, comme elle aime le faire habituellement en espérant tracer la morale de ses histoires à l'encre indélébile sur la mémoire d'Aline. Là, le doute s'installe en elle, Aline en voit bien les nuances subtiles sur la palette des histoires d'Adèle. La leçon n°1 : "De quoi es-tu née"? s'ouvre sur un silence dans lequel les couleurs du désir et du pardon se superposent au couteau, s'entrecroisent, se gomment, griffent la toile et finissent par définir une fresque de lumière, empreinte de vie.