mercredi 15 septembre 2010

Se livrer à soi-même

Ce qui occupe Juliette en ce moment c'est son frère. Retrouvé dans le coma, sous une pile de livres provenant d'une étagère qui s'est écroulée sur lui, il est hospitalisé depuis quelques semaines, subit un tas d'examens complémentaires destinés à expliquer une toux hémorragique, des fièvres épisodiques et une incapacité à pisser sur commande. Au final il a perdu une partie de sa mémoire, est secoué autant par des quintes de toux que par des hallucinations qui lui font craindre la présence de Sarkozy ou du KGB dans sa chambre, ou d'un sous-marin qui stationnerait sous son lit (à la place du crocodile). Bref, il n'est plus en état de vivre d'une façon autonome, puisqu'il vit, pour ce qu'elle en sait, avec un syndrôme de K.
Ayant appris par hasard l'état de son frère par l'intermédiaire d'un internaute avisé, Juliette s'est rendue à son chevet vendredi dernier. Le choc fut rude. Juliette se croit généralement assez forte pour affronter seule la terre en feu, mais là, elle s'attendait à être secouée... Elle n'a reconnu Nestor que parce qu'on lui avait dit qu'il s'agissait de l'occupant de la chambre 110. Aussi elle n'est pas restée longtemps auprès de ce si proche étranger tant la douleur était féroce. Afin de reprendre des forces à la suite de cet épisode destructeur, elle s'attabla devant un pichet de bière sur une place ensoleillée, en profita pour raviver son mascara dilué par la tristesse. Puis elle est repartie compléter son excursion par la visite de l' appartement de Nestor. Difficile d'ouvrir la porte, coincée par les amas qui la bloquaient. Oups. Là, pas d'erreur, Juliette n'a jamais rien vu de pareil... des livres partout, dans un piteux état, des parties de meubles brûlées, les étagères pour la plupart écroulées, une couche de 50 cm au sol d'un mélange de détritus, de vètements, de livres, de fils électriques, de liquide gluant et puant... Avec ses escarpins en nubuck pistaches et son pantalon de presque-soie, elle avait probablement l'air d'une quiche au centre d'une arène. Elle pallia le plus urgent, malgré la paralysie émotionnelle qui ralentissait lamentablement tous ses mouvements. Puis elle se mit à parler à voix haute, histoire de se sentir moins seule, bien vivante, bien dans la réalité de la vie d'un autre en même temps que dans la sienne... L'odeur était insupportable. Elle récupéra miraculeusement clés et papiers, presque immédiatement, comme guidée dans ce capharnaüm par une main invisible. Mais une clé lui a échappé et elle dû creuser un long moment dans l'amalgame collé au sol pour la repêcher. Elle repêcha aussi la sorcière de la rue Mouffetard ainsi qu'un livre de Paulhan (auteur qui passionna Nestor), isola dans un sac en plastique un livre de Queneau de la collection de la pleïade, en totale perdition, deux CD dans leur emballage d'origine, et une canette de bière qu'elle prévoira de boire à la santé de l'amnésique (elle esquissa un sourire en s'emparant de la boite métallique). Suivant les conseils de son autre frère, elle plaça le précieux ordinateur de Nestor, devenu noir et gluant, dans un autre sac. Après cela elle s'est rendu compte que ses mains étaient elles aussi noires et gluantes, ce qui lui enlevait la possibilité de repousser ses cheveux en arrière. Elle regagna sa voiture pour se nettoyer, enfila des gants de station service, puis repartit finir sa mission imaginaire : Dégager l'entrée, afin d'ouvrir sans problème une autre fois. Quelques allers retours à la poubelle, reprendre de l'oxygène, voir le soleil, elle continuait à parler à voix haute, se décrivant seulement ce qu'elle faisait, mécaniquement, pour ne pas perdre pied. "Je soulève le couvercle, je verse les sacs, quatre sacs, la poubelle est presque pleine, je compte mes pas, j'entre dans l'immeuble.... Puis Juliette se rendit compte qu'elle était là, au milieu de ce tout-qui-ne-comprend-plus-rien, depuis plus de deux heures. Elle coupa alors le courant électrique au tableau, ferma toutes les fenêtres sauf une. En sortant elle trouva un livre de BD neuf : "3 histoires de dames"( un truc érotique en fait...), elle estima qu'il avait du être déposé là pour elle(sic), l'emporta, c'est son cadeau. Elle ferma la porte.
Juliette est retournée à l'hôpital pour déposer ses lunettes à Nestor. Croyant lui avoir ouvert un nouveau monde en les lui ajustant devant les yeux elle se hasarda à une évaluation de l'efficacité de l'opération : Tu me reconnais ? je suis Juliette. Ha Juliette ? la vache Juliette ?
Puis dans une quinte de toux sur-dimensionnée les mouvements incontrôlés de ses mains ont éjecté la monture au sol, réduisant le projet en éclats de verres.
Juliette est rentrée vers Paris à petite vitesse, au rythme de la vache et en silence.

dimanche 9 mai 2010

Miettes sonores du dimanche soir

Il se leva subitement, et contrairement à son habitude, s'empara des assiettes presque vides, acheva d'en évacuer les déchets dans la poubelle et les empila sans précautions sonores
dans l'évier. Agathe resta à table, observant avec étonnement les mouvements empressés de Jules. C'est elle qui, à la fin de chaque repas se levait, bien avant que Jules n'en ait l'idée, et faisait disparaître rapidement dans le lave-vaisselle, l'évier, les placards, ou la poubelle, les restes du repas. Or hier soir une discussion houleuse avait mis à nu leurs habitudes, celles qui énervent l'autre à force de répétition, compromettent la quiétude du sommeil à venir et font mourir à petit feu l'envie de vivre à deux. Cet empressement post prandial habituel d'Agathe faisait partie des attitudes agaçant Jules.
Penché sur le bac débordant de mousse, Jules s'empara de l'éponge et ébaucha la vaisselle tout en allumant la bouilloire en vue de conclure l'épisode dînatoire par une tisane rituelle. Il pensa même à déclarer à Agathe son affection, inconnue jusqu'alors, pour ces actions ménagères de fin de repas qui permettaient à sa compagne, constata-t-il, de s'attarder à table en se passant la main dans les cheveux (ce geste si féminin...), tout en sirotant le fond de vin laissé dans l'unique verre qu'ils se partagent ordinairement. Questionnée face à cette scène incongrue, Agathe fila chercher son ordinateur, repoussa du dos de la main les quelques miettes oubliées par Jules sur la nappe, replia le tissu sommairement et installa l'engin sur la table de la cuisine. Jules répartit les feuilles de verveine dans les deux tasses, les noya dans l'eau chaude et saisit son i-phone. La bourse plonge - Il va pleuvoir demain chez tante Adèle - Zut j'ai oublié l'anniversaire de ma soeur. Le monde de Jules passait par une révision générale et routinière qui se conclut par " je viens de recevoir 23 messages du boulot, faut que j'aille bosser". Puis quittant la toile et revenant dans l' ici et le maintenant, il s' inquiéta en constatant la frénésie rédactionnelle d'Agathe, à qui il lança : "t'écris quoi, en fait ?". Agathe lui lut son texte "...La bourse plonge - Il va pleuvoir demain chez tante Adèle - Zut j'ai oublié l'anniversaire de ma soeur - Le monde de Jules passait par une révision générale et routinière qui se conclut par "je viens de recevoir 23 messages du boulot, faut que j'aille bosser".
L'homme se leva, déposa sa tasse dans le lave-vaisselle, embrassa le cou d'Agathe qui traînait négligemment sur son chemin, lui demanda de ne pas trop raconter sa vie à sa bande de lecteurs, ce qui finirait par faire désordre s'ils s'avisaient à le reconnaître malgré les filtres dissimulateurs à travers lesquelles Agathe tamisait son récit. Puis il regagna son bureau.
Agathe, seule à table entre le saucisson corse sur lit de graines de céréales, et le fond de la bouteille de Médoc, laissés pour compte à l'issue de l'ouragan ménager (A la lecture corrective, Jules lui demanda de gommer ce point : il avait minutieusement aspiré toutes les miettes), poursuivit l'écriture de ce texte qui ne parlera jamais de la vraie vie, qui ne dira que ce qui s'invente pour fuir l'habitude, tueuse patiente et muette, dont se fait porte-parole le son de la pendule, lorsqu'on lui prête une oreille désabusée, le dimanche soir.

samedi 20 février 2010

A la place d'elle

Aline avait une grand-mère extra-ordinaire, Adèle. Elle avait eu 7 fils, dont le père d'Aline. Lorsque Aline est née, première fille après 5 frères, sa grand-mère connut enfin l'essence de la transmission, en partageant ses secrets de femme avec cette petite fille, issue d'elle. Elle affectait de garder Aline dès que l'occasion se présentait, ce qui permit à Aline d'être initiée très tôt à la vie d'Adèle et aux leçons qu'elle avait cru pouvoir en tirer. Parmi ces leçons, la leçon principale, la leçon n°1, LA leçon :
Adèle n'eut qu'un amour dans sa vie : Victor.
Après lui avoir fait la cour des semaines durant, alors que la période des foins réunissait tous les bras du village aux champs, que les soirées qui s'ensuivaient, égaillées de vin et de danses, permettaient aux jeunes femmes et hommes, pourtant harassés de fatigue, de badiner à l'ombre des platanes bienveillants, Victor avait demandé au père d'Adèle, la permission de passer à la ferme pour une visite le lendemain, dimanche. Adèle n'en avait pas dormi de la nuit. Allongée au-dessus du drap, sur son lit au coin de la chambre qu'elle partageait avec sa soeur Lucie, déjà endormie, elle revivait les images et les sensations de tous ces moments délicieux : le bras de Victor frôlé alors qu'elle lui apportait le pichet d'eau à la pause du matin, ses yeux de feu plongés au fond de son âme soudain mise à nu, son dos puissant aux muscles saillants dont la vue lui picotait encore le creux du ventre, sa voix douce, laquelle, s'adressant à elle, cherchait les mots ajustés sans pour autant les trouver, ce qui le rendait délicieusement bêgue. Ce rendez-vous était l'issue de ce tumulte dont son corps sentait encore, avant de sombrer dans le sommeil, l'écho fébrile.
Le lendemain dimanche, Victor, en costume des grands jours qui faisait de lui un vrai monsieur de la ville, un peu engoncé dans son habitacle de coton noir apprêté, frappa à la porte de la maison. Adèle aurait voulut se jeter vers l'entrée pour lui ouvrir, dans un élan de transparence de ses sentiments, mais son éducation de jeune fille le lui interdisait, et sa pudeur fit le reste. Elle rejoignit donc sa chambre et se pelotonna derrière la porte pour capter les voix et surtout les mots. Après quelques paroles d'usage, Victor s'assit à la table familiale, en face du père d'Adèle qui semblait très attentif à ce rendez-vous particulier un jour de fête. La mère d'Adèle lui servit un café, de ceux qui restent longtemps frémir sur la cuisinière à bois, après le réveil de tous les hommes de la maison, été comme hiver. Adèle en sentait les effluves passer sous la porte de sa chambre comme des messages complices entre Victor et elle.
Au bout d'un moment, lorsque les paroles d'usages avaient fini par tarir la conversation, le silence s'installa. Adèle derrière sa porte, l'oreille collée aux planches ajourées de la porte complaisante, espérait ne rien perdre de cette entrevue inhabituelle. Victor reprit la parole, se jetant précipitamment dans l'arène des mots comme la faux sur les tiges des herbes que l'on fane, tous les autres jours de la semaine : "Monsieur, je suis venu vous demander la main de... Lucie".
Adèle s'effondra à terre, abattue subitement par un chagrin de plomb, dans un grand bruit qui fit se retourner le père et le félon, et accourir sa mère.
Ici s'évanouirent définitivement les rêves et chimères qui palpitaient dans la vie d'Adèle. Blessée à coeur, Elle garda la chambre plusieurs semaines, incapable de se nourrir ou de prononcer un mot. Son âme meurtrie appelait la mort laquelle dans un dédain majeur, ne vint pas. Contre son désir Adèle survécut, endurcie, d'aucuns diraient aigrie, par la traversée héroïque de cette épreuve magistrale, qui dura tout un automne et tout un hiver. L'été suivant, après avoir assisté au mariage de Lucie et Victor, Adèle épousa, comme elle l'avait décidé pour mettre fin à sa tristesse par un acte fondateur, le premier homme qui demanda sa main, qui fut fou d'elle, et devint le grand-père d'Aline.
Adèle, habituellement soucieuse de transmettre à sa petite fille toute son expérience afin de lui éviter quelques méprises futures, ne peut lui indiquer, lorsqu'elle lui conte cette histoire, le chemin à suivre, comme elle aime le faire habituellement en espérant tracer la morale de ses histoires à l'encre indélébile sur la mémoire d'Aline. Là, le doute s'installe en elle, Aline en voit bien les nuances subtiles sur la palette des histoires d'Adèle. La leçon n°1 : "De quoi es-tu née"? s'ouvre sur un silence dans lequel les couleurs du désir et du pardon se superposent au couteau, s'entrecroisent, se gomment, griffent la toile et finissent par définir une fresque de lumière, empreinte de vie.

dimanche 10 janvier 2010

L'eau de là.

Lorsque Juliette se perd dans les injonctions (fais ci-fais ça), se vide d'humour (pas-ci, pas-ça), que sa vie s'embrouille(pas-fais, ça-ci), que les soucis emplissent son sommeil de longues pauses en plomb, que son sourire ne quitte plus les vestiaires, que les idées noires colorent ses rêves de brumes opaques, elle trouve parfois le chemin de l'eau, guidée par je ne sais quel souffle puissant, comme un poême murmurerait à l'oreille fatiguée, une ode à l'envie de vie.
Traversant la rue, Juliette accède à la piscine. Les effluves de chlore qui se dispersent autour du bâtiment en indiquent la présence, rien d'attirant à vrai dire. Elle paie son entrée à l'agent préposé, avance dans le couloir carrelé jusqu'au banc des va-nu-pieds-sinon-rentre-chez-toi, pour s'y déchausser (bien entendu).
Pieds nus (bien entendu), elle quitte son manteau et autres oripeaux dans une cabine à peine isolante, enfile son maillot bleu, glisse dans ses tongs, fourre tout ce qui devient inutile dans un vestiaire au code inoubliable. Ensuite, elle rejoint le bassin en gravissant les marches trempées, coupées par un pédiluve. Les cris des enfants décuplent d' intensité dans l'espace aérien et la précipitent dans un besoin urgent de solitude et de silence. Elle ajuste son bonnet, ses lunettes de grenouille, énormes et peu séduisantes, et plonge.
Cette première coulée est magique. Sous l'eau, enfin.
Juliette se laisse glisser, emportée par l'élan de sa plongée. Ses bras fendant la transparence devant elle, enveloppent sa tête immergée, amortissent la résistance de la masse fluide. Les sons fondent dans l'ouate de ses oreilles immergées, l'eau caresse sa peau, les pensées se délitent dans l'eau. L'o.
Signe rond, poche de l'être, capiton, abandon.
Glisser, se fondre, fusionner.
Onduler dans l'espace liquide, flotter entre surface et fond haut, fendre la masse inconsistante, filer longuement, fuir délicieusement, sans effort, sans peine.
Fermant les yeux, elle fantasme de goûter le luxe de l'espace d'eau pour elle et seulement elle, lumières éteintes, d'éprouver sa forme ondulante, ombre imprécise et dansante dans une obscurité sans consistance. Elle, pourtant, se sent intégrale, enveloppée, massée globalement par les mouvements rythmés de l'eau contre sa peau. Lorsqu'elle émerge, autour d'elle, l'eau se mêle à l'air dans une incertitude sombre, semée de bulles fluorescentes, nées de la danse lente et sous marine de ses membres nageurs, chaos initial, trouble originel.
Sentir la puissance de l'étreinte magistrale, aqueuse, chaude et silencieuse. Oublier. Tout. Le lourd, la pesanteur et sa dictature, les contraintes et leurs nouures.
Juliette plane en eau majeure. 0, aucun angle, aucune prise.