
Là, assise au sol, elle se pose, oublie la charge, et observe. Sans rien faire d'autre. L'habitude étant prise, nul ne s'inquiète plus de cette retraite silencieuse, dos au mur. Le moment qu'elle préfère est celui que l'on appelle, dans le langage des crèches, "lever de sieste".
Les enfants, encore à moitié endormis, se réveillent peu à peu et s'asseyent au bord de leur matelas. Le body tout mouillé de transpiration, la tétine ou le pouce dans la bouche, les cheveux en bataille, les yeux clignotants, ils cherchent, d'une main tâtonnante, le doudou coincé sous le drap. Puis, une fois l'objet agrippé, ils se lèvent, titubent, se dirigent approximativement, pieds nus, vers la lumière d'une pièce annexe dans laquelle un visage connu les accueille. Juliette aime ce moment, et remercie la vie de lui avoir donné ce job merveilleux qui lui permet de retrouver facilement de l'essence. De l'être et du sens.
Aussi, c'est avec plaisir qu'elle a récemment accepté de se rendre dans une maternité parisienne afin d'y évaluer des élèves puéricultrices en formation.
Ces escapades épisodiques la relient avec son métier initial, (cultrice de bébés), et lui permettent de goûter au plaisir d'observer les nouveaux-nés et leurs mamans dans la découverte de leur bulle.
Ce matin là, Virginie, une élève de 20 ans, devait s'occuper d'Augustin, 3 jours. Adèle, auxiliaire, grande habituée des bébés, accompagne Juliette dans cette démarche évaluative.
Augustin pleure à criantes larmes lorsque l'équipage débarque dans la chambre. Adèle explique à voix basse à l'ignorante Juliette qu'elle se trouve dans un paysage grandiose : la chambre sens dessus-dessous d'une mère qui vit une "montée de lait". En effet, les lieux ressemblent à une salle de triage en vue d'une expédition vers l'Everest. Visiblement la nuit fut mouvementée. Les couches jonchent le sol, le lit est retourné, des vêtements s'étalent sur la table de change, la poubelle déborde, le flacon de lait de toilette est renversé et le liquide se répand sur les draps. Adèle décrit le tableau : "tu comprends Juliette, la montée de lait, c'est compliqué : le petit pleure, la maman le met au sein, le sein se vide, le bébé pleure, et c'est grâce à ça que le sein se remplit, mais pas tout de suite, c'est ça le problème".
La mère d'Augustin, exténuée, est bien heureuse de confier son petit, dans l'idée de profiter du moment de calme ainsi offert pour dormir, enfin, dormir, dormir.
Virginie, un peu stressée, embarque Augustin dans son berceau. Adèle et Juliette suivent, direction : la nurserie. Augustin crie. Adèle se veut rassurante : "Normal, il ne sent plus sa mère, en plus, il est crevé".
Virginie s'occupe pourtant d'Augustin avec douceur, mais il ne faiblit pas dans ses revendications alarmées. A la fin du soin, Adèle le cueille dans ses bras, tout en lui parlant paisiblement. Elle lui explique combien elle comprend sa détresse, sa solitude, ses cris. Elle lui replie les cuisses contre son ventre durcit par les spasmes, empaume les pieds du bébé dans son autre main, puis cale le dos rond d'Augustin dans le creux de son bras. Enfin, elle saisit délicatement son pouce minuscule et le présente au bord de ses lèvres qui s'ouvrent et l'absorbent goulûment. Retrouvant la position foetale quittée trois jours plus tôt, Augustin tétouille, ferme les yeux, ronronne une minute et s'endort.
Adèle dit : voilà.
Juliette, bouche bée regarde ce bébé magiquement endormi grâce à l'expertise d'Adèle.
Les larmes débordent de ses yeux. C'est simple, et Augustin dort.